Pierre Berger

Le langage symbolique de Blake est, peut-être encore plus que son manque de logique, une grande cause de son obscurité. L'emploi de ce langage était une conséquence de sa conception du monde et de l'art. Pour lui, le monde surnaturel se manifestait non par des termes abstraits, mais par des symboles concrets, qui étaient les choses visibles. Il ne le concevait pas, il le voyait. L'esprit vivant était symbolisé aux yeux des hommes par la matière morte. La Création était l'expression de l'Humanité divine sous toutes ses formes.

Mais la Création de l'artiste devait être une expression analogue. Toutes ses idées abstraites ne devaient être représentées que par des mots désignant des choses concrètes. Une pensée ne peut être exprimée que par un symbole. Il devra donc créer un symbole pour chacune d'elles et ne plus parler qu'en métaphores. Il saura se mouvoir au milieu des symboles créés par son esprit, comme nous au milieu de ce symbole multiple et immense qui est l'univers. Et, de même que nous voyons les objets concrets sans penser aux idées métaphysiques qu'ils représentent, de même Blake, après avoir créé ses symboles, s'en servira comme de personnages vivants sans s'occuper de la pensée qu'ils recèlent en eux et qui a présidé à leur formation. Il arrivera à sentir, à penser et à parler en symboles. Urizen ou Los cesseront d'être des figures allégoriques ; ils deviendront des personnes, tout comme Hamlet ou Polonius, comme Milton ou Blake lui-même. Ce phénomène se passe dans l'esprit de tous les poètes, mais Blake l'a fait aller plus loin que n'importe qui.

Plus nombreux encore et tout aussi remarquables sont les poèmes de passion. Ils composent la grande majorité du premier recueil ( Dramatic lyrics) et ne sont absents — ou à peu près — que du troisième (Men and Women). Ils sont en général courts et consistent presque tous en explosions lyriques de sentiments ou en expositions de situations dramatiques. On y trouve à peu près toutes les nuances, tous les moments du développement ou du déclin de l'amour. Non seulement l'amour en soi, mais toutes les émotions auxquelles il peut donner naissance, toutes les répercussions qu'il peut avoir dans une âme, y sont étudiées. Il y a à peine deux morceaux dans lesquels la même nuance psychologique soit exprimée. Mais toujours on reconnaît Browning à l'intensité delà passion, à la tournure originale de la pensée ou de l'expression, et à la sensation forte de la réalité des circonstances.

Et voilà qu'un ange vint, avec une clef luisante,
Et il ouvrit les cercueils et il les délivra tous ;
Alors, dans une plaine verte, sautant, riant, les voilà qui courent.
Se lavent à la rivière et brillent au soleil.

Alors nus et blancs, ayant laissé leurs sacs,
Ils montent sur les nuages et s'ébattent au vent.
Alors l'ange dit à Tom que, s'il voulait être bien sage,
Il aurait Dieu comme père et ne serait jamais sans joie.

Alors Tom s'éveilla, et nous nous levâmes dans l'obscurité.
Et, avec nos sacs et nos balais, nous nous mîmes à l'ouvrage.
Quoique le matin fût froid, Tom avait chaud et était heureux.
Ainsi, tous ceux qui font leur devoir n'ont à craindre aucun mal.

Plus remarquables encore sont les Illustrations du Livre de Job. Elles sont au nombre de vingt et représentent chacune un épisode de la vie du patriarche ou traduisent pour les yeux les idées évoquées parles paroles du livre. Elles sont entourées d'un cadre où s'entrelacent, légèrement esquissées, des figures allégoriques, flammes, anges, étoiles, mêlées de citations bibliques, tout cela s'harmonisant avec le dessin principal et en complétant l'expression. Toutes sans exception sont des plus frappantes.

Pourquoi donc Blake ne pouvait-il rester sur la terre ? Il avait embelli notre monde en y envoyant ses anges et en l'irisant des couleurs du ciel. Il l'avait peuplé de visions radieuses comme si les feuilles enluminées de quelque vieux missel gothique étaient tout d'un coup devenues vivantes, ou comme si les saints aux couleurs multiples et au front nimbé étaient descendus des fenêtres des cathédrales pour marcher au milieu de nous. Pourquoi a-t-il voulu faire davantage et nous emporter jusque dans son ciel où nous ne trouvons plus rien de ce que nous avons aimé sur la terre, et où notre seule joie consiste dans les échappées de vue qu'il nous offre encore parfois sur notre pauvre monde perdu ?

Mais il est vain de se plaindre. Blake lui-même eût considéré ce reproche comme une louange. Sa poésie était la nourriture des anges et des éternels, non le lait des enfants comme nous. Cependant nous sommes hommes, et c'est comme tels que nous devons la juger. Nous ne pouvons, par conséquent, faire autrement que de déplorer ce mysticisme qui transforma toute sou imagination, s'attaqua à toutes ses facultés poétiques, et, de même que le poison dont certains nourrissent des fleurs, finit par les détruire pour nous, après les avoir fait briller d'un éclat inaccoutumé.

Pour les hommes du XVIIIe siècle, il ne fallait être ni bercé ni entraîné ; il fallait tout examiner d'un œil froid, tout peser avec la balance égale et calme de la raison. Toute cette vie de l'âme qui est constituée parles émotions profondes, par les rêves de l'imagination, par les passions violentes qui mènent et brisent les vies humaines, il semble que tout cela devait rester profondément enfoui dans la conscience de chacun et ne pouvait devenir un sujet de littérature.

Le nom de William Blake évoque immédiatement à l'esprit, pour ceux qui s'occupent d'art ou de littérature, l'idée d'un homme bizarre, à demi halluciné, à pensées extraordinaires et à visions apocalyptiques, qui a essayé d'exprimer à la fois par le dessin et par la poésie ses rêves ultra-terrestres, qui s'est montré artiste très remarquable et poète très inégal, et dans lequel on trouve des beautés de premier ordre à coté de pages à peine lisibles.

C'est à ce moment que se place Blake, annonçant avec Burns l'éclosion du romantisme, et cette éclosion marque le commencement du règne de l'imagination triomphante. Ce qui caractérise en effet le mouvement romantique, c'est l'effort que fait la poésie pour se débarrasser définitivement de l'influence de la logique et des règles du bon sens, pour échapper à la réalité et se laisser aller à la fantaisie de l'imagination.

Nous ne voulons faire dans ce livre ni une oeuvre d'érudition, ni même de critique littéraire. Nous n'apportons ni fait nouveau, ni idée bien originale et, quoique nous en ayons tenu compte, nous sommes loin d'avoir résumé tout ce qu'ont pu dire sur Browning les biographes ou les littérateurs anglais. L'oeuvre définitive sur ce poète reste donc encore à écrire.

C'est l'imagination qui crée et nourrit le sentiment de la nature tel que nous le comprenons ; c'est elle qui, comme chez les anciens, remplit l'univers de dieux, qui fait palpiter des cœurs sous chaque feuille et entendre des soupirs dans les bruits des forêts. C'est elle qui nous fait deviner l'âme des choses et, par elle, transformer toute leur poésie.