Swift cultive sa misanthropie comme on entretient une plaie. Il déteste les Irlandais parce que serviles, les Anglais parce qu'oppresseurs, les Ecossais parce que dissidents, l'humanité parce que Yahoo, lui-même parce que malade.
C'est parler d'or: Yahoos puants et chevaux aseptisés sont également inhumains. Delany n'est pas moins lucide en affirmant que Swift, à l'époque où il composait Gulliver, était «comme un vin généreux qu'une nouvelle fermentation a transformé en vinaigre». Mais déplorer que Swift n'ait pas dépeint «un seul homme de bien», c'est vouloir que Lemuel Gulliver soit le modèle du chrétien, un Robinson Crusoé, un Sir Charles Grandison, un Vicaire de Wakefield; qu'il ait même vue de l'univers que Pamela. Que Swift, en un mot, ne soit pas Swift.
Tout en Swift est contradictoire. Croyant sincère, il énonce des idées qui vont au rebours de la foi. Défenseur de l'Eglise, il insinue qu'on n'y fait son trou qu'en étant ignare, son chemin qu'en étant servile. Candidat aux honneurs, il se conduit en sorte que toutes ses démarches échouent. Qui est le véritable Swift? L'homme de raison qui veut soustraire Dieu aux luttes partisanes, ou l'être tourmenté, le pessimiste, le furieux qui jette tout par-dessus bord? Le serviteur passionné des institutions anglicanes ou le mystificateur qu'amuse la plus énorme farce?