No Trace - Pierre-Jean Verhoye - LTL # 145
On avait subtilisé cette femme qu'il était censé protéger et avec laquelle il avait réussi à créer une forme d'intimité, de complicité. On l'avait privé de la possibilité de quelque chose. On lui avait confisqué un projet humain, précieux, qu'il pensait impossible dans sa vie. Une occasion de sortir du vide glacé qui l'enveloppait depuis l'été de ses treize ans.
Il laissa ensuite son esprit au repos le temps du trajet. Quinze minutes d'infusion, où le sachet de toutes les questions qu'il se posait avait baigné dans les limbes de ses neurones, tranquillement, comme sans y penser.
Nous sommes si infirmes, si désarmés, si ignorants, si petits, nous autres, sur ce grain de boue qui tourne délayé dans une goutte d’eau.
Aujourd’hui, des multinationales mettent à notre disposition de la nourriture en abondance, mais ceux qui produisent sont partout dans le monde la dernière roue du carrosse. On les méprise, on leur impose des quotas, des règles délirantes, des prix d’achat scandaleusement bas. À la moindre sécheresse ou épidémie, ils en prennent plein la gueule et personne ne les aide, ou si peu. On ne s’occupe que de finance, de propriété, d’assurance, de distribution, d’internet et de télécommunication. La production, c’est pour les minables, les petits joueurs, des gens qui n’ont pas d’ambition, qui aiment travailler les pieds dans la merde et se prendre la tête avec des paramètres incontrôlables.
Son regard se posa sur une rangée de livres de poche. Elle s'approcha de l'étagère. Des bouquins en anglais, en hollandais, en français. Probablement laissés là par des personnes de passage. Elle parcourut les tranches des livres usés, la tête penchée, et sélectionna un recueil de poèmes. Elle le soupesa en se demandant quel étrange chemin il avait suivi pour venir jusqu'à elle. Dans cet endroit. De la poésie, c'était exactement ce dont elle avait besoin. Elle descendit pour rejoindre Raja, ouvrit le livre et fut emportée par la magie fulgurante de Marina Tsvétaïéva. Une auteure russe qu'elle ne connaissait pas et dont les mots rayonnaient d'une force intacte, pure.
Elizabeth lut quelques textes à sa fille, et à plusieurs reprises sa voix s'étrangla d'émotion. C'était beau, libre, brutal. Et cela touchait au coeur.
Il sentit son énervement rejaillir lorsque la crise grecque fut évoquée. L’Europe avait fait le forcing pour les accueillir dans l’Union, pour qu’ils adoptent la monnaie unique européenne. Ils n’étaient pas prêts et leur économie avait explosé. Et maintenant, tout le monde disait que c’était de leur faute et que c’était normal que les Grecs en bavent, qu’ils bouffent de l’austérité et de la pauvreté pendant des années, avec des mômes qui se caillent les miches dans des écoles qui ne sont plus chauffées. Pourquoi le monde était-il toujours si injuste, pourquoi fallait-il toujours enfoncer les malheureux ? Comment s’y prenait-on pour nous faire regarder ces événements avec un point de vue déformé, erroné, pour que l’opinion se range immuablement du côté du plus fort, de celui qui est coupable ?
– Nous sommes au XXIème siècle et l’homme en est encore à engrosser la femme, qui porte un enfant dans son prpore ventre et qui l’expulsera dans un climax de sang, de douleurs, de fluides organiques dégueulasses, avec un cordon ombilical qu’il faut couper, un placenta qu’on fout à la poubelle, des chairs qu’il faut recoudre. Ça fait mal, c’est moche, c’est tellement loin de l’image que l’homme veut donner de lui, lui qui va être gêné parce que son ventre gargouille ou que son cul le gratte. Franchement, moi, l’humanité me fait pitié, elle se perd dans ses délires de nouvelles technologies .Elle désire se simplifier la vie, mais elle ne fait que se rendre de plus en plus vulnérable, de plus en plus fragile.
On nous fait croire qu’on a un devoir de reproduction, que c’est un instinct incontournable qui va nous permettre de nous réaliser, que la procréation prolonge notre vie, qu’elle nous permettra de transmettre quelque chose de nous-même dans le futur. Mais tout ça ne tiens pas la route. Au bout du compte, il ne restera rien de notre existence, aucune trace […] Dans notre culture, les gens qui n’ont pas d’enfants sont suspects. Je le sais, je le ressens souvent.[…] Alors il faudrait balayer les conneries sur la sauvegarde de l’espèce. Nous ne sommes plus à l’Antiquité ou l’homme était un animal fragile, obnubilé par sa survie.
Et je pense que les religions sont des supercheries, que l'homme pourrait enfin vivre heureux s'il acceptait de ne plus avoir peur de la mort.
On nous fait croire qu’on a un devoir de reproduction, que c’est un instinct incontournable qui va nous permettre de nous réaliser, que la procréation prolonge notre vie, qu’elle nous permettra de transmettre quelque chose de nous-même dans le futur. Mais tout ça ne tiens pas la route. Au bout du compte, il ne restera rien de notre existence, aucune trace