(Sur le refus par la NRF, et par Gide, de publier "Du côté de chez Swann").
S'il manque encore aujourd'hui des pièces à ce dossier, il est possible de poser au moins deux certitudes : d'abord, l'erreur de Gide relève de la méprise sur la personne et du préjugé social, beaucoup plus que d'un manque de clairvoyance intellectuelle, comme ce fut le cas, par exemple, pour Sainte-Beuve à l'égard de Stendhal. Ensuite, sa réaction par rapport à cette méprise a quelque chose d'excessif, presque d'irrationnel ; cette lettre de repentance, si elle peut sembler naturelle aujourd'hui à ceux qui projettent sur le Proust débutant de 1913 l'énorme prestige dont jouit aujourd'hui l'auteur de la Recherche, a tout de même un caractère unique dans la correspondance de Gide, et sans doute dans toute l'histoire des relations entre les écrivains.
Elle révèle, à l'égard de Proust, un sentiment complexe qui ne cessera plus de s'approfondir.
p. 88
Le lecteur peut ainsi considérer le travail d'écrivain de Gide comme un acte de résistance, alors que celui de Proust est un travail de transformation, voire de transmutation. S'opposant à son éducation, à son époque, au monde réel en général, Gide vise une oeuvre parfaite, idéale, qu'il sait ne pouvoir atteindre - sinon elle ne serait pas idéale -, et qu'il va définir précisément par cette inaccessibilité ; il se distingue de Proust qui profite à plein du monde qui l'entoure, par une complaisance vaniteuse sans doute, mais aussi et surtout par un intérêt d'artiste occupé à observer les personnages dont il va composer sa comédie humaine. C'est ce qu'illustrent parfaitement leurs deux oeuvres majeures : "Les Faux-Monnayeurs" racontent l'échec d'un romancier qui ne parvient pas à écrire son roman idéal, et le roman de Gide se constitue ainsi comme le désir d'un livre impossible. En revanche, "La Recherche du temps perdu", par un tour de passe-passe génial, nous propose à la fois la lente formation d'un écrivain, et, à la fin de ce processus, la découverte que le livre qu'il envisage d'écrire, nous le tenons déjà tout achevé entre nos mains.
p. 46
Quand Gide et ses amis fondent La NRF, ils le font avec un objectif affiché : moraliser la vie littéraire, en luttant "contre le journalisme, l'américanisme, le mercantilisme et la complaisance de l'époque envers soi-même." Tel est le programme qu'il annonce en 1909 au poète Alibert, ou aussi à Paul Claudel : "Je crois nécessaire, urgent que les vrais s'unissent contre le flot suffocant d'abjections que déverse sur notre pays le journalisme."
p. 46
L'opposition apparente entre un Proust qui maquillerait ses jeunes gens en jeunes filles, et un Gide qui dirait la vérité est donc inexacte. Sous des apparences féminines ou masculines, Proust évoque l'emprise de la sexualité, manifestée sous diverses formes, là où Gide, le plus souvent la suggère de manière sélective...
Surtout, pour Proust, l'homosexualité est une relation comme une autre, faite de désirs et de passions ; pour lui, l'amour compte dans cette relation, il est même primordial ; à la limite, on peut dire que peu lui importe l'identité sexuelle de ses personnages, peu importe également leur plus ou moins grande perfection physique, l'important est qu'il puisse étudier à travers eux les intermittences et les tourments amoureux.
p. 122
[Gide] a apporté un exemplaire de "Corydon" , dont l'édition confidentielle, à 21 exemplaires, est sortie un an auparavant de l'imprimerie de Bruges, et dont il prépare depuis février 1921 une version plus complète. Proust promet de n'en parler à personne. Gide évoque également "Si le grain ne meurt", publié en même temps que "Corydon", et de manière aussi confidentielle. Ces mémoires retracent le long cheminement qui l'a mené jusqu'à l'affirmation de son homosexualité. C'est alors que Proust s'écrie : "Vous pouvez tout raconter [...], mais à condition de ne jamais dire Je." Et Gide de commenter : "Ce qui ne fait pas mon affaire."
Il est curieux de voir Proust, rejoindre ici Oscar Wilde qui, vingt ans auparavant, recommandait à Gide de ne plus jamais dire "Je", non par un souci de prudence, mais parce que, selon lui, en art, il n'y a pas de première personne. Justement, pour Proust comme pour Wilde, l'art est la préoccupation première, contrairement à Gide qui, en dépit de ses déclarations, considère l'énonciation secrète de sa sexualité comme la première fonction de son oeuvre, dont la perfection formelle vient secondairement assurer la légitimité.
pp. 129-130
Je ne suis qu'un enfant encore, "et pauvre et aveugle et nu", mais tant de force en moi demande à sortir, la force de tout un peuple muet depuis des siècles.