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Citation de Charybde2


Ma grand-mère, qui s’est mariée en 1910, était encore fille. Elle s’attacha à l’enfant, qu’elle entoura assurément de cette fine gentillesse que je lui ai connue, et dont elle tempéra la bonhomie brutale des hommes qu’il accompagnait aux champs. Il ne connaissait ni ne connut jamais l’école. Elle lui apprit à lire, à écrire. (J’imagine un soir d’hiver ; une paysanne jeunette en robe noire fait grincer la porte du buffet, en sort un petit cahier perché tout en haut, « le cahier d’André », s’assied près de l’enfant qui s’est lavé les mains. Parmi les palabres patoises, une voix s’anoblit, se pose un ton plus haut, s’efforce en des sonorités plus riches d’épouser la langue aux plus riches mots. L’enfant écoute, répète craintivement d’abord, puis avec complaisance. Il ne sait pas encore qu’à ceux de sa classe ou de son espèce, nés plus près de la terre et plus prompts à y basculer derechef, la Belle Langue ne donne pas la grandeur, mais la nostalgie et le désir de la grandeur. Il cesse d’appartenir à l’instant, le sel des heures se dilue, et dans l’agonie du passé qui toujours commence, l’avenir se lève et se met à courir. Le vent bat la fenêtre d’un rameau décharné de glycine ; le regard effrayé de l’enfant erre sur une carte de géographie.) Il n’était pas dépourvu d’intelligence, sans doute disait-on qu’il « apprenait vite » ; et, avec le bon sens lucide et intimidé des paysans de jadis qui rapportaient les hiérarchies intellectuelles aux hiérarchies sociales, mes aïeux, sur de vagues indices, élaborèrent pour rendre compte de ces qualités incongrues chez un enfant de sa condition une fiction plus conforme à ce qu’ils tenaient pour le vrai : Dufourneau devint le fils naturel d’un hobereau local, et tout rentra dans l’ordre.
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