Je crois qu’en réalité, nous avons rempilé pour retrouver notre dignité, pour redevenir des hommes après la grande humiliation de 1940, pour oublier les scènes que nous avions vues de nos yeux, que nous avions vécues : ces soldats débandés, ces déserteurs, jusqu’à ces officiers qui avaient abandonné leurs gars, jouaient des coudes pour se ménager une place dans une voiture ou un train afin de mettre le plus de kilomètres possible entre le front et eux. Et encore, ceux-là n’étaient même pas les pires. Les pires, ce furent ces va-t-en- guerre, toujours les mêmes, qui jetaient de l’huile sur le feu, appelaient à barrer la route à Hitler, à défendre notre démocratie, mais qui, une fois que l’heure de l’explication avait sonné, s’étaient tirés ou s’étaient trouvé une planque à l’arrière, dans quelque état-major d’armée, à bonne distance de la bagarre. Affectés spéciaux, détachés, réformés, exemptés, embusqués et dégonflés de toutes les espèces qu’il aurait fallu coller au mur avant de prétendre entre- prendre quoi que ce soit d’autre.
Alors, je pense que nous n’étions plus vraiment français, mais pas allemands pour autant. Européens ? Je n’y crois pas. L’Europe a été française et puis elle a été allemande. Demain, elle sera peut-être russe et est-ce vraiment le pire qu’elle soit russe ?
Une odeur de sang et de poudre flotte dans le salon. L’ancien de la LVF me regarde d’une drôle de façon.
– Eh bien, mon lieutenant, je ne vous en croyais pas capable…
– La guerre nous a changés, sans doute.
– Oh non, la guerre a simplement fait que nous devenions ce que nous sommes.
Je découvre alors que mon camarade est une sorte de M. Jourdain, qui fait du Nietzsche sans probablement le savoir.
Bien entendu, je me suis si bien amusée à la cabane avec mes amis que j'ai oublié le rendez-vous. (p. 11)