Ce que met en perspective Jacques Prévert à l'occasion de tel ou tel poème , c'est que certains vivants ( le petit ou le grand bourgeois , le conformiste , etc...) sont plus morts que d'autres ; Il s'agit des pétrifiés , ceux qui sont amputés de l'espoir de voir les choses changer . Leur vie est grise comme leur mine . Sans doute parce qu'ils ont cessé de se révolter ? Résignés , la vie a tôt fait de leur ôter toute espérance de voir les choses changer autour d'eux et en eux . Vidés de tout espoir ils sont dés-espérés .
Mais l'on s’aperçoit très vite , au détour d'un poème , que Prévert veut nous faire entendre que cette sorte de résignation triste est le lot de tout un chacun :
" L'homme croit vivre et pourtant il est déjà presque mort /Et depuis très longtemps / Il va et vient dans un triste décor / Couleur de vie de famille / couleur de jour de l'an / Avec le portrait de la grand-mère / Du grand père et de l'oncle Ferdinand . "
Jacques Prévert , dans l'ensemble de son oeuvre , se livre à une dénonciation tous azimuts . Il met en accusation , désigne nommément , met au ban ; il nous interroge , nous interpelle , nous montre du doigt . Ses cibles privilégiées sont bien connues : ce sont tant les grands corps , les grandes institutions , que certains types de comportement , ou bien ces valeurs dévoyées , rétrogrades , derrière lesquelles d'aucuns se réfugient encore bien confortablement .
Les accusations les plus voyantes , cependant , c'est à dire les plus sévères , sont de tradition éminemment libertaires ; elles visent le clergé et ses fidèles , l'armée et le patriotisme , la politique et ses insuffisances . Mais ce n'est pas tout ; car parallèlement à la critique des pouvoirs de l'Institution et du dysfonctionnement de ses rouages , le poète va accorder un intérêt sincère et soutenu , quasi-fraternel , à cette masse de réprouvés et de laissés pour compte qui se développe et grossit tandis que les potentats en partie responsables de cette situation écrasent le petit peuple de leur mépris en l'ignorant .
Aussi Prévert , dans ses poèmes , dénoncera à sa manière l'univers de l'enfance salie par les aînés : c'est ainsi que l'on traquera l'enfant comme l'on pourchasse l'animal sauvage , " La meute des honnêtes gens / fait la chasse à l'enfant " ( Paroles ) ; C'est ainsi encore que les créatures sans défense sont frappées et humiliées , " Ils ont fouetté un peu leurs enfants " ( Paroles ) c'est ainsi enfin que nous est montrée une enfance désolée , c'est à dire abandonnée , dont la figure emblématique pourrait être cette adolescente " à jeun perdue glacée / toute seule sans un sou /immobile debout / Place de la Concorde / a midi le quinze août ( Paroles ) .
Plus pathétiquement encore , l'enfance meurtrie trouvera chez Prévert son paroxysme dans la figure du bâtard , ce " pauvre enfant de l'amour / avili et abîmé " ( Histoires ) , condamné à la solitude et hanté par ce qui le tache : une grande faute qu'il n'a pas commise .