Reuven Drucker

L'abbé Pierre, qui fit tant pour le soulagement des malheureux, avait gardé de sa formation catholique à l'ancienne un antisémitisme à toute épreuve, qui se nourrissait, à la fin, de sa vie, de sa lecture du livre biblique de Josué. En effet, ce livre raconte la conquête de la Terre Sainte par les Hébreux, conquête qui ne se fit pas sans violence. La conscience chrétienne actuelle peut s'en émouvoir, et l'abbé médiatique en déduisit charitablement que si les Hébreux avaient, selon lui, exterminé les Cananéens, il n'y avait aucune raison de se gêner pour qu'on leur rendît la pareille en d'autres temps et lieux.



C'est là que la lecture éclairée d'un livre biblique pareil devient absolument nécessaire. Si l'on se penche sur la lecture que firent les Juifs orthodoxes de ce livre, on se rendra compte qu'ils ne se voilent nullement la face devant les faits de la conquête, mais que leur perspective est différente : Josué étant le sixième livre de la Bible hébraïque, venant immédiatement après la Torah de Moïse (Pentateuque) dont le statut est particulier, il est le premier livre de la section des Prophètes, le premier livre qui, dans cette optique, ne fut pas inspiré à Moïse, mais à quelqu'un d'autre (son élève Josué). Cela explique que les cinquante premières pages de l'édition Artscroll soient consacrées ... à la prophétie : ce qu'elle est, qui la reçoit, pour quoi faire, pour qui, etc ... Ce n'est qu'ensuite que la question de la guerre est abordée, sachant qu'un des Dix Commandements n'interdit pas de tuer, mais d'assassiner.



Cette question-là ne peut se discuter que dans un cadre conceptuel clairement défini. Moi, lecteur du XXI°s, élevé dans une démocratie laïque, humaniste et hors de toute référence à Dieu, je serai horrifié par les commandements de la Torah qui exigent la conquête violente de la Terre Sainte. Si un instant je sors de mon cadre mental (aucun cadre mental n'est un absolu) pour comprendre ce qui est dit, je pourrai saisir la logique interne propre de ce genre d'exigence. C'est ce que nous faisons tous, sans y penser, dans un roman policier, un récit de Stephen King ou un éloge de Fidel Castro. Il s'agit ensuite de réintégrer son cadre mental et, le cas échéant, ne pas accepter que l'on prenne au pied de la lettre, comme font les fondamentalistes, ce que dit pareil texte. Il est nécessaire d'adopter les instruments de lecture adéquats au texte qu'on lit, pour reprendre la métaphore proustienne de la lunette astronomique.



Si la culture consiste à lire et étudier l'Iliade sans sourciller, pourquoi ne pas étudier le livre de Josué ?