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Critiques de Robert C. Ruark (1)
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Le carnaval des dieux

Juger ou critiquer un tel roman n'est pas une sinécure. Le lire intégralement est également une douloureuse épreuve. Car disons-le d'entrée de jeu, "Le Carnaval des Dieux" est à la littérature américaine ce que "Naissance d'une Nation" de D.W. Griffith est au cinéma américain : une oeuvre profondément, viscéralement raciste, mais dont il n'est pas possible de renier totalement les qualités artistiques et narratives. Aujourd'hui, un tel livre serait impubliable et ferait un tollé. Aussi est-il important de le remettre dans son contexte pour pouvoir en parler avec le recul nécessaire.

Bien que remarquable par la rigueur de sa construction, "Le Carnaval des Dieux" est un livre qui fut écrit "à chaud", au tout début de la révolte des Mau-Mau's au Kenya, et on le doit à un Américain expatrié au Kenya, grand amateur et organisateur de safaris, Robert Ruark. Il vécut de plein fouet cette révolution indépendantiste, dont à aucun moment, il n'a accepté de reconnaître la légitimité. Il est vrai que la Révolte des Mau-Mau fut l'une des toutes premières longues guerres coloniales témoignant du désir des indigènes des pays colonisés de reprendre leur destin en main, et qui allaient pulluler durant les décennies suivantes. Ruark, cependant, n'y voit qu'une folie barbare et passagère. Son roman est donc, en dehors de toutes ses qualités littéraires, une oeuvre de propagande coloniale stricte. Le livre n'en connût pas moins un succès retentissant en Amérique ainsi que dans toute l'Europe.

La partialité raciste de Robert Ruark s'appuie avant tout sur une profonde connaissance de son sujet : ayant vécu de longues années au Kenya, parlant swahili, s'étant sincèrement intéressé aux moeurs et coutumes des peuplades africaines, dont il parle avec une érudition soigneusement documentée, il n'a rien d'un théoricien farfelu et déconnecté, il est pleinement imprégné de son sujet. Cette immense somme de connaissances, qu'il consacre de longues pages à détailler, le rend particulièrement convaincant quant à ses opinions racistes qui, elles par contre, sont arbitraires et condescendantes. Robert Ruark en effet s'appuie sur son immense érudition ethnologique pour affirmer que tout le mal vient de la volonté des colons britanniques de civiliser des populations tribales, lesquelles restent à ses yeux définitivement primitives, incapables de se hisser jusqu'à notre niveau de civilisation, tout juste bonnes à enfiler des apparats de culture occidentale, et à les abandonner au moindre prétexte. Esprits enfantins et inconstants, pétris de superstitions grotesques et de sorcellerie morbide, les peuplades du Kenya sont aux yeux de l'auteur des êtres inférieurs aux Blancs, dont ces derniers se doivent d'être les Dieux, et non les civilisateurs. Toujours selon Ruark, c'est en voulant hisser l'homme noir jusqu'à son niveau, le moraliser, le convertir au christianisme, que l'homme blanc a jeté la confusion et la folie dans son esprit. Sous prétexte d'une sollicitude humaniste plus que douteuse, Ruark estime ni plus ni moins que dans l'éventualité où l'intelligence de l'Africain se réveille d'ici un certain nombre de siècles, l'homme Blanc doit s'adapter au mode de vie et à la philosophie barbare de l'homme Noir afin de le maintenir dans le rôle d'une sorte d'animal familier, qui tiendrait aussi de la bête de trait.

Cette théorie raciale est très largement développée dans le roman, avec la balourdise bien "couillue" d'une certaine Amérique profonde peu consciente elle-même de son propre primitivisme incongru, et cela rend la lecture de ce roman excessivement dérangeante, pour ne pas dire choquante, particulièrement pour des personnes de couleur. D'autant plus que ce discours fait écho à une complaisance de l'auteur pour l'horreur pure, les décapitations, les massacres d'animaux, les tortures, les exécutions sommaires, les rituels sanglants et par définition, tout ce qui touche à la souffrance et la mort...

Comme beaucoup de chasseurs et d'amateurs de safaris, Robert Ruark justifie les propres actions sanguinaires auxquelles les colons se livrent par une sorte de sauvagerie intrinsèque et presque surnaturelle issue de l'Afrique même, ce continent immense, broussailleux et magnifique, mais où des milliers d'animaux gigantesques se massacrent sans fin du matin au soir. Pour lui, ce climat de violence absolue finit par contaminer même le plus timoré des colons et à le convaincre de la nécessité de prendre sa place dans ce ballet sanglant. Là aussi, c'est pour Robert Ruark un moyen de dédouaner totalement la domination coloniale : quand les Noirs tuent, quand les Blancs tuent, c'est toujours un peu la faute de l'Afrique...

Cette addiction des colons et de Ruark lui-même, par ailleurs, à ce continent, à ce pays qu'à aucun moment, ils n'envisagent de quitter, semble cependant témoigner de l'authenticité d'un magnétisme particulier de l'Afrique, où au final, entre le lion qui court après la gazelle et le colon blanc qui part massacrer des Mau Mau, la loi de la jungle est la même, et tous les êtres vivants, au final, sont impuissants à s'y soustraire.

Excuse possible, mais un peu facile. Ceci dit, on peut comprendre à quel point il était tentant en 1954 d'adhérer à cette philosophie commode pour la bonne conscience occidentale, surtout quand on n'avait jamais mis un pied en Afrique. Cela explique l'immense succès de ce roman, qui non seulement ne trouva aucun adversaire à sa sortie, mais fut très rapidement adapté en film, tourné au Kenya en quelques mois sous protection militaire, quoique avec un scénario grandement expurgé de toutes ses audaces et largement plus conciliant.

Néanmoins, presque 70 ans après les faits, et à une époque où le racisme est vigoureusement combattu dans le monde occidental, quelles qualités peut-on encore trouver à ce roman devenu intolérable, et non sans raisons ?

D'abord, "Le Carnaval des Dieux" est un témoignage historique de ce que fut la mentalité coloniale anglo-saxonne, et de l'attachement réel, sentimental, profond pour les pays colonisés, même si cet amour d'un territoire arrogé par la force était pervers et dévoyé. Ensuite, comme je l'ai dit plus haut, c'est un roman très érudit sur les peuplades du Kenya (principalement les Kikouyous, mais aussi les Masaïs), le roman d'un passionné qui, parlant ignoblement des hommes comme d'un espèce animale, n'en a pas moins l'enthousiasme communicatif et pédagogue d'un naturaliste. Enfin, en dépit du poison subtil de son message propagandiste, c'est aussi le roman d'un homme affligé, qui voit sombrer un monde auquel il tenait plus que tout. Il y a indéniablement une nostalgie idéalisée dans "Le Carnaval des Dieux", que l'on aurait tort de considérer comme un roman principalement axé sur la révolte des Mau-Mau. Les deux tiers du livre, en fait, décrivent principalement le monde d'avant : la vie paisible et ordonnée des fermiers, assistés des "boys" et autres natifs locaux consignés dans des fonctions serviles, l'organisation des safaris, les aventuriers épanouis et blagueurs que l'on croise, la grande liberté sexuelle qui régnait à Nairobi, et les sympathies qui naissaient spontanément entre néophytes de la carabine et guides expérimentés : bref, une existence sereine et paradisiaque, conviviale et bon enfant, relevant selon l'auteur, d'une juste exploitation de la richesse du continent africain (et de ses populations). Tout cela apparaît clairement aujourd'hui d'une confondante naïveté, et il est dur de donner foi à cette vision utopique, où globalement, tous les personnages (blancs) sont positifs, courageux, raisonnables, humains, conservateurs et anticommunistes.

Mais en dehors de ces détails d'une autre époque, "Le Carnaval des Dieux" est le récit exact et terrifiant d'un paradis qui s'effondre sous les coups d'une Afrique jamais tout à fait domptée, et qui reprend ses droits. Si l'on parvient à s'abstraire de la partialité militante de l'auteur, on apprécie sincèrement ce récit circonstancié et palpitant d'un changement d'époque auquel l'auteur refuse de croire (ce roman est sorti bien avant la fin de la révolte des Mau-Mau, qui eût lieu en 1960), mais que l'on voit fort bien se profiler. Car comment les choses pourraient-elles redevenir comme avant, avec cette montagne de cadavres, de destructions, de haines rancunières ? Peter MacKenzie, personnage central de ce livre et alter-ego de Ruark, y gâche d'ailleurs son récent mariage avec une amie d'enfance, qui préfère le quitter et rentrer en Angleterre. Ruark s'en doutait-il ? Ce drame personnel de son héros préfigure la future rentrée en Angleterre de tous les colons, qui n'auront plus par la suite l'autorité nécessaire ni la confiance des indigènes pour persévérer dans leur oeuvre coloniale. Ruark lui-même s'en retournera à Londres, et mourra précocement en 1965 de ses excès d'alcool, dans lesquels il noyait probablement le souvenir de son paradis africain perdu.

Tout cela fait du "Carnaval des Dieux" un livre qui porte le poids et la souffrance de son époque et de son auteur. Par-delà la colère légitime que peuvent susciter les opinions qui y sont exprimées, c'est aujourd'hui un livre qui suinte le désespoir enragé d'un homme qui refuse que le monde change, et qui bien évidemment ne pourra être que balayé par ce changement. C'est cette force du désespoir qui donne encore au "Carnaval des Dieux" une fascination enivrante et bouleversante, même lorsque l'on ne partage aucune des vues de l'auteur.

Ce roman est en fait une "momie" littéraire, un cadavre desséché qui horrifie et émerveille à la fois, mais qui précisément prend tout son sens dans cette "fossilisation" destinée aux générations futures. De ce fait, "Le Carnaval des Dieux" reste un roman très instructif, très prenant, qui mérite d'être lu, même si, on ne le répètera jamais assez, il faut avoir pour l'apprécier une très grande tolérance envers l'intolérance, et le coeur bien accroché face à l'horreur pure et à la cruauté de ce récit presque totalement dénué d'empathie.



NB : Une mention particulière pour le traducteur, Gilles-Morris Dumoulin, célèbre en son temps pour ses romans d'espionnage signés G. Morris, et qui dans l'adaptation française de ce roman, a fait un travail rigoureux et remarquable, même si pour une raison qui reste difficile à comprendre, il s'obstine à dire "la safari" au lieu de "le safari". Sans doute ce mot était-il relativement nouveau en France à l'époque de la publication française de ce roman, et le traducteur s'est mépris sur le genre qu'il fallait lui donner...
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