En 1937, l'anthropologue français Claude Lévi-Strauss se rendit chez les Indiens Nambikwaras, au centre du Brésil, en quête "d'une société réduite à sa plus simple expression", mais en fin de compte, il ne trouva que des individus. Le travail que j'ai effectué m'a fait faire le trajet inverse de celui de Lévi-Strauss. Je m'apprêtais à voir des êtres humains réduits par l'invalidité à une lutte pour la vie aussi misérable que celle des Nambikwaras, et j'ai trouvé une société - la Société. Comme les Indiens de Lévi-Strauss, les paralysés sont des "marginaux" et l'étude de leur position précaire nous informe largement sur l'ensemble de la vie sociale.
Ce livre retrace, au point de vue social, l'histoire de la paralysie qui s'est emparée de moi, lentement et inexorablement, depuis son premier symptôme en 1972 - jusqu'au stade de la tétraplégie, en 1986, année où ces lignes ont été écrites. Ma paralysie résulte d'une tumeur dans la colonne vertébrale, tumeur dont la croissance est lente mais régulière et qui réduit progressivement le corps à l'immobilité. En me transformant peu à peu en paralytique, j'allais découvrir, comme si je subissais une nouvelle éducation, l'effervescence et la puissance de la rage de vivre. Cette découverte progressive constitue le véritable sujet de ce livre.
Dans la vie de l'Américain des classes moyennes, il existe une période paisible qui se situe quelque part entre la réalisation de ses ambitions et le début d'un déclin physique accusé. C'est un moment où sa capacité de gain et sa position dans l'existence se trouvent à leur zénith ou en sont proches, mais avant le début du troisième âge ou la découverte du diabète.
Ce livre n'est pas une autobiographie, mais le récit des répercussions d'une infirmité sur mon statut de membre de la société. Si cette affection physique est digne d'attirer l'attention, c'est qu'elle a pris la forme d'une affection de mes relations sociales, aussi réelle que la paralysie de mon corps.
La paralysie offre un magnifique terrain pour étudier la lutte de l'individu contre la société : car l'invalide n'est pas issu d'une race à part, il est une métaphore de la condition humaine.