Rentrée littéraire Grasset 2021 : Robert Jones, Jr. - Les Prophètes
Elle essaya de se rappeler le mot ancien de l'autre côté de la mer que Manman Cora employait pour décrire les toubab. Oyibo ! Oui, c'était ça. Il n'existait pas d'équivalent en anglais. Le plus proche était "accident". Très simple, donc : ces gens étaient un accident.
Les nègres voyaient dans le noir, vous savez. Eux qui naissaient des ténèbres, en étaient la progéniture, les portaient sans honte sur leurs traits. Comment pouvaient-ils ne pas avoir honte, même en plein jour ? C’était pour cette raison qu’il fallait les fouetter parfois. Pas par méchanceté ni par sadisme, même si cela y participait. Mais pour leur rappeler la disgrâce qu’ils portaient sur eux comme un habit, et le fait qu’il n’y avait aucune fierté à en tirer.
Dédicace
à Mère Morrison et Père Baldwim,
et à tous mes aînés et parents qui
sont passés de l'autre côté,
qui sont désormais auprès des
ancêtres,
qui sont à pprésent, eux-mêmes,
des ancêtres,
ils me guident et me protègent,
me murmurent que,
moi aussi, je peux partager le
témoignage.
"Oh, tu seras jolie dans cette robe! Tu brilles tant. J'ai toujours pensé que le blanc allait mieux aux nègres qu'aux personnes."
Elles étaient censées être sept, mais cinq, c'était déjà ça. Nord, Sud, Ouest, Est et Centre, tous représentés, mais il n'y aurait personne pour équilibrer l'au-dessus et l'en dessous, pour sauvegarder la lumière et l'obscurité, pour battre le tambour qui appelaitl'au-delà pendant qu'elles feraient leur travail.
Il confirmait à Samuel tout ce que son intuition lui avait déjà révélé : pas besoin d'apprendre à lire pour savoir que les toubabs étaient des pages blanches dans un livre relié, mais tout désordonné. Ils n'avaient besoin des siens que pour une seule et unique chose: être les mots. D'un noir d'encre et griffonnés pour l'éternité, car ils savaient qu'il n'y avait pas d'histoire sans eux (...)
Ils poussaient les gens dans la boue puis leur reprochaient d'être sales. Ils leur interdisaient l'accès à aucune connaissance de ce monde, puis leur reprochaient d'être simples d'esprit. Ils faisaient travailler les gens jusqu'à ce que leurs mains vides soient toutes tordues, en sang, incapables de faire quoi que ce soit, puis leur reprochaient d'être paresseux. Ils forcaient les gens à manger des tripes dans des auges, puis leur reprochaient de ne pas être civilisés. Ils enlevaient des bébés et brisaient des familles, puis les disaient incapables d'amour. Ils violaient et lynchaient et decoupaient des gens en morceaux, puis ils qualifiaient ces morceaux de sauvages. Ils pietinaient la gorge des gens de toute leur force et demandaient pourquoi les gens ne pouvaient plus respirer. Et alors quand les gens tentaient de briser le pied ou de le trancher, ils s'ecriaient "chaos !" et prétendaient que le meurtre de masse était la seule manière de rétablir l'ordre.
Donner naissance à Empty était un acte de cruauté délibéré, et elle ne se pardonnait pas de l'avoir accompli trois fois sur les six occasions qui s'étaient présentées. Et qui savait où se trouvaient le premier et le deuxième à présent ? Vous voyez bien : pure cruauté.
Elle savait que les hommes, ceux qui étaient en rut ou qui avaient quelque chose à prouver, perdaient la raison. Ils étaient capables de transformer la terre et la mer pour que les deux leur apporte satisfaction, là où une seule des deux aurait déjà suffi. Après coup, quand ils retrouvaient leurs esprits, ceux qui étaient gentils éprouvaient du regret, les plus cruels redoublaient de cruauté, et elle n'avait jamais su distinguer les uns des autres.
Notre devoir est de vous dire la vérité. Mais, étant donné que personne ne vous l’a jamais dite, vous la prendrez pour un mensonge. Les mensonges sont plus affectueux que la vérité, ils vous serrent à deux bras. Vous arracher à eux est notre châtiment. Oui, nous aussi, nous avons été punies. Nous l’avons tous été. Car il n’y a pas d’innocents. L’innocence, nous l’avons découvert, est la plus grave de toutes les atrocités. Elle est ce qui sépare les vivants des morts…