Ruby Jefferson

Ses hauts talons s’enfoncent dans la terre grasse du bas-côté qu’elle
voit de moins en moins à mesure qu’elle s’éloigne de l’éclairage diffusé par ses feux de détresse. Leur clignotement n’est pas très commode non plus pour vérifier le terrain sur lequel elle doit poser les pieds. Le portable dans une main pour envoyer un faisceau de lumière devant elle, Amy finit par poser le triangle à une distance qui lui paraît convenable.
Elle lève la tête et regarde autour d’elle. Ne pas se laisser envahir par la peur. Cette forêt est sûrement pleine de bêtes sauvages. Pourquoi quelques-unes d’entre elles ne seraient pas attirées par ses mouvements et les lumières de sa voiture, prêtes à venir goûter un petit bout de ce gibier à deux pattes ?
Amy, tu arrêtes de penser et tu fonces à la voiture, s’admoneste-telle.
Elle marche le plus vite possible et entre en trombe dans le véhicule, se coulant sur son siège derrière le volant.

C’était bon de n’avoir d’autre souci que d’assortir sa robe et ses accessoires, de se regarder dans la glace et de s’y voir bien habillée, mise en valeur et, finalement, plutôt séduisante. Elles riaient comme des ados et laissaient les sols jonchés d’affaires essayées puis rejetées. Cela leur rappelait leur enfance, le temps où elles se déguisaient des heures entières, fabriquant des masques, tressant des rubans, taillant dans des vieux tissus. Le résultat fut beaucoup plus réussi qu’à l’époque, June ayant su conseiller Alona pour choisir des vêtements dont les coupes, tissus et modèles la mettaient vraiment en valeur.
D’une beauté naturelle, elle avait seulement besoin de belles harmonies de couleur pour rehausser son teint hâlé, de formes simples mais élégantes pour souligner ses courbes et d’une longueur de robes adéquate pour attirer l’œil sur le galbe parfait de ses jambes.

Cette jolie jeune femme était bien différente. Elle lui avait fait penser à une Indienne avec ses formes menues, la raideur soyeuse de ses longs cheveux noirs et ses pommettes hautes. Après cette première impression, une seconde y avait ajouté sa note d’étrangeté, diffusée par ses yeux étonnants. Grands, un fin halo foncé faisant ressortir la clarté de leur couleur vert amande, et d’une forme s’étirant exquisément vers les tempes, ils étaient tout simplement fascinants. Il se reprit pourtant au beau milieu de sa rêverie. Il n’avait pas l’intention de se laisser attendrir par qui que ce soit, encore moins par une représentante de la gent féminine.

Tous ces faits étranges auxquels elle n’avait pas prêté attention devenaient les pièces d’un puzzle qu’elle reconstituait aujourd’hui. Avec ce flot de souvenirs se forma en elle une de ces vagues qu’elle connaissait trop bien depuis quelque temps. C’était une émotion déferlante qui prenait source au milieu de sa poitrine et allait bientôt monter vers son visage en y faisant jaillir des larmes qu’elle ne saurait plus arrêter. Elle savait que, pour contenir le séisme qui se préparait, elle devait se concentrer sur sa respiration et pratiquer de profondes inspirations, jusqu’à ce que son ventre, sa gorge et toute sa tête se décrispent un peu.

Leur vie d’enfant s’était déroulée paisiblement jusqu’à la catastrophe qui allait marquer pour longtemps les mémoires de toute une ville. Alona avait dix ans. Cette nuit-là, un incendie s’était déclaré dans la petite maison où elle vivait avec ses parents. La fillette en était absente, étant restée dormir chez une amie de classe pour une pyjama-partie. Un vent violent s’était levé. Il avait pris une telle ampleur que, très vite, il avait attisé les flammes avec une vigueur démoniaque, réduisant les pompiers à l’impuissance devant la maison embrasée dont il n’était bientôt plus rien resté.

À force d’y réfléchir, elle s’était rendu compte combien elle avait été sotte de ne se poser aucune question sur certains comportements étranges de son compagnon dont elle partageait le quotidien depuis quinze ans. Les premières années, elle avait écouté avec l’admiration de sa jeunesse ses belles théories sur l’amour et la liberté. Puis, au fil des ans, elle s’était assoupie dans l’habitude d’une cohabitation tranquille dont elle n’avait plus pensé à remettre en cause les fondements.

Cela faisait malheureusement partie de son métier de devoir apprendre à un maître qu’il allait perdre son compagnon de vie. Mais c’était toujours pour lui un constat d’échec et la préfiguration de grandes douleurs. Il savait très bien que Duke avait aidé son maître à se reconstruire après son divorce et n’osait imaginer les dégâts qu’allait provoquer sa disparition sur le pauvre Scott.
En lui annonçant le verdict, il le vit en effet se décomposer.

Sa vie passée était compactée dans une petite valise, perdue dans le grand coffre. Mise à nu par ce déracinement radical, elle possédait pourtant un trésor inestimable : une amie qui la sauvait. Une amie qui, de surcroît, offrait à la pauvre plante à demi morte à laquelle elle devait ressembler une nouvelle terre dont la beauté lui coupait le souffle.

Partir vivre avec Terry avait aussi représenté à ses yeux l’occasion rêvée pour libérer ses parents adoptifs de sa présence. Ils avaient toujours été parfaits avec elle, l’entourant d’amour et d’attentions, mais ils n’étaient plus de la première jeunesse et il lui avait semblé qu’il était temps de les laisser tranquilles.

Assistante chez un vétérinaire, elle s’était fait connaître dans sa région grâce à ses dons de communication avec les bêtes. Non seulement elle lisait en elles, mais elle pouvait aussi compléter par son savoir-faire de guérisseuse les soins médicaux classiques pour les aider à recouvrer la santé.