« C'est l'épouse d'un guerrier qui est parti au loin, ce sont les hommes qui s'en approchent. Lui, toujours plus éloigné, comme les années de sa jeunesse. Les vois-tu, là tout près de ton fils? Vois-tu comme il est en quête d'un père parmi ceux qui sont à portée de son cœur? Parmi ceux qui lui apprennent à vivre, et à tirer à l'arc, au lieu d'interroger en vain le silence infini de l'absence? Oui, tu les vois, et tu te vois aussi. »
« Rien, nous ne pouvons rien faire, dit Ulysse, implacable. Il n'existe pas de câble assez solide pour redresser le sort que tu redoutes, ni de fer capable de le rompre, ni de feinte qui puisse l'esquiver. Alors, pourquoi craindre une chose à laquelle tu ne peux rien faire? La peur doit être cultivée pour stimuler la ruse, Neoptoleme, pour éclairer l'action et donner de l'intelligence au courage. Mais ta peur à toi n'est qu'un spectre d'air lointain qui empoisonne celui que nous respirons. »
"J'ai fait un rêve terrible, s'exclame Épéios. J'ai rêvé que nous assiégions Troie pendant dix longues années..."
Il s'est réveillé en sursaut et agrippe le bras de Néoptolème, qu'il secoue comme une voile qui refuse de prendre le vent. En s'apercevant qu'il est observé par le casque que tient l'adolescent, il écarquille les yeux comme devant un nouveau fantôme.
Néoptolème se dégage d'un geste sec.
"Si c'est ça, ton rêve, alors tu n'es pas encore réveillé, et nous non plus.
— Non, attends..."
Épéios recouvre ses esprits, reconstitue la trame de son cauchemar : "Et quand enfin nous avons pris la ville, au bout de dix ans, nous avons découvert qu'elle était déserte, qu'elle l'était depuis le premier jour... Et durant ces dix années, les Troyens avaient pillé nos terres et conquis nos cités."
Ulysse s'approche en riant, prend le casque des mains de l'adolescent et l'enfonce sur la tête du charpentier : "C'est le mal commis pendant la veille qui trouble les rêves, Épéios. De quelle infamie t'es-tu rendu coupable pour mériter un tel cauchemar ?
— Ne plaisante pas, Ulysse. Mon rêve a-t-il un sens ?
— Bien sûr, comme tous les rêves.
— Que signifie-t-il, alors ?
— Ce que tu veux te dire à toi-même. Comme tous les rêves."
Sous le battement des cœurs, on entend le silence imparfait du bois qui marche péniblement, la lente progression de cette bête que, dans le fond, nous voudrions plus agile, pour que soit plus rapide l'avancée de la cité secrète qui s'y dissimule.
Car l'homme, dans sa précipitation à vivre, invente toujours des moyens d'aller plus vite; plus brève est la distance à parcourir, plus courte la route qu'il choisit d'emprunter, sans comprendre qu'en agissant ainsi, il ne fait qu'abréger le voyage auquel il tient tant, celui de la vie elle-même.
Épéios lève les yeux au plafond ; il hésite, semble vouloir arrêter une pensée qu'il a sur le bout de la langue, et ne peut résister : "Et un dieu, de quoi peut-il avoir peur ?"
Cette question hasardeuse fait sourire Ulysse. Il cherche des yeux la pointe d'acier fichée dans la paroi et, du menton, montre la réponse : "D'un dieu plus puissant que lui."
Néoptolème détourne la tête comme pour cacher son sacrilège, puis se murmure la réponse : "De se transformer en homme."
La bête trébuche à peine, sursaute et reprend son avancée.
"il a franchit le seuil!" Ulysse surmonte sa propre peur, se penche sur le trou, regarde vers le bas. " On voit les torches...nous sommes à l'intérieur! Viens voir Epéios!"