Pourquoi n’y a-t-il pas de mot pour l’art d’apprendre ? La pédagogie, l’art d’enseigner, est considérée sous ses différentes appellations par le monde académique comme un domaine respecté et important. L’art d’apprendre en revanche, est un orphelin académique.
Tôt ou tard, l'enfant pose la question : « Comment est-ce que je pourrais lui faire faire un cercle?» En milieu LOGO, on le sait, les réponses ne sont pas fournies toutes faites ; on encourage le débutant à se servir de son propre corps pour chercher une solution. L'enfant commence à décrire un cercle en marchant, et découvre comment décrire une courbe en avançant un peu, pivotant un peu, avançant un peu, et ainsi de suite... A partir de là, il sait comment faire décrire un cercle à la Tortue: il suffit de donner à la Tortue les mêmes instructions que celles qu'il se donnerait à lui-même. «Avancer un peu, tourner un peu» se traduit, en langage Tortue, par RÉPÈTE (AVANCE 1 TOURNE DROITE 1). C'est bien là un processus de raisonnement en géométrie qui est en syntonie sur tous les plans avec l'enfant qui raisonne ainsi. Une fois que l'enfant saura placer des cercles sur l'écran à la vitesse de la lumière, il verra s'offrir à lui une palette illimitée de formes et de mouvements. Ainsi, la découverte du cercle (et avec lui, bien sûr, des courbes) est pour l'enfant un virage décisif en ce qu'elle lui ouvre la possibilité de vivre une expérience esthétique directe par le biais des mathématiques.
p 256
Jusqu'à quel point, dans notre société, les adultes perdent-ils l'attirance de l'enfant pour tout apprentissage? La réponse varie grandement selon les individus. Une proportion inconnue, mais probablement importante, de la population adulte cesse très tôt de chercher à apprendre. Cette catégorie de personnes ne se lance que rarement, pour ne pas dire jamais, dans un apprentissage volontaire, faute de s'y sentir attiré ou de s'en croire capable. C'est là une perte énorme, tant pour la société que pour les individus: la mathophobie au sens large limite les horizons d'une vie sur le plan culturel comme sur le plan matériel. D'autres personnes, en plus grand nombre encore, n'ont pas entièrement renoncé à apprendre, mais restent gravement handicapées par des certitudes désastreuses, malheureusement bien ancrées, sur leurs incapacités supposées. Ils se définissent par leurs propres déficiences : "Les langues vivantes, pour moi, impossible; je n'ai pas le don des langues.". "Je ne pourrais pas être un homme d'affaire, je n'ai pas la bosse des maths.". "Le ski, pour moi, c'est zéro: je suis incapable de me coordonner."
Il n'est pas rare de voir des adultes intelligents se transformer en observateurs passifs de leur propre incompétence sitôt qu'il est question de mathématiques dépassant quelque peu le niveau le plus élémentaire. Les conséquences directes de cette paralysie intellectuelle sont évidentes au niveau de l'individu: des quantités d'emplois sont exclus. Mais il existe des conséquences secondaires, indirectes, mais plus graves encore. L'une des premières impressions que la plupart des gens retirent de la classe de mathématiques, c'est celle du cloisonnement rigide. Ils acquièrent une image "balkanisée" des connaissances humaines, qui en deviennent une sorte d'assemblage disparate de territoires variés, séparés les uns des autres par d'infranchissables rideaux de fer.
[...] quand apparaît une nouvelle technologie, on s'en sert d'abord pour faire avec son aide ce qu'on avait toujours fait auparavant, d'une manière simplement un peu différente. Il a fallu des années pour que les automobiles soient conçues comme des automobiles, et non comme des "voitures sans chevaux"; et les précurseurs des films modernes étaient en fait des pièces de théâtre, jouées comme pour un auditoire, mais en face d'une caméra. Il fallu attendre toute une génération avant de poindre l'art du cinéma - tout à fait autre chose que cette simple addition du théâtre et de la pellicule...