Parfois, on oublie combien on aime quelqu'un.
J'ai si froid que je sais que je n'aurai plus jamais chaud de ma vie.
Je le vois une seconde trop tard. La lame de Roméo est trop brillante. Elle est en acier et si aiguisée qu'elle pénètre dans mon ventre comme du beurre. Une matière chaude et douce s'écoule de moi sans retenue. Roméo enfonce le couteau plus profondément, s'appuyant sur mon épaule et guidant mon corps qui s'écroule sur le sol.
Ma tête heurte le parquet. Le son résonne dans mon crâne. Au-dessus de moi, les lumières, aussi dorées que l'aura des Ambassadeurs, illuminent les boucles de Roméo. C'est un ange noir, envoyé du ciel pour entendre ma confession. Il est penché sur moi, pendant que les autres comédiens s'éloignent vers les coulisses en dansant. Ils ne se sont rendu compte de rien.
- C'est mieux, murmure Roméo à mon oreille. Mieux vaut mourir que d'être convertie ou envoyée dans les brumes pour l'éternité.
Sa voix s'éteint presque.
- Repose-toi maintenant, douce Juliette, reprend-il d'une voix plus basse. Peut-être ce paradis auquel nous n'avons pas osé croire t'accueillera-t-il les bras ouverts.
Il part en courant. La musique diminue, les sirènes de police prévues dans la pièce se mettent à hurler, prévenant les Sharks et les Jets que leur rixe a été découverte. Le public applaudit à tout rompre, le bruit s'écrase sur moi et me fait tressaillir.
On dirait que Roméo a acquis une conscience.
Et qu'elle m'a été fatale.
- Il me surveille. Il veut que je m'occupe d'une des âmes sœurs. Il veut que je te tue une seconde fois, pour me faire grimper dans la hiérar-chie des Mercenaires.
- Quoi ? Comment sais-tu...
- On peut encore fuir, mais nous devons faire vite !
Il est essoufflé comme s'il venait de courir.
- Nous ne pouvons pas laisser passer notre chance. Nous devons utiliser le sortilège avant qu'il ne soit trop tard.
Je secoue la tête.
- Je ne...
- Tu peux m'aimer. Tu étais amoureuse de moi autrefois. Tu peux l'être à nouveau.
Ses yeux ne cessent de scruter l'obscurité derrière moi. Sa bouche tremble comme si elle hésitait entre le rire et les larmes.
- On doit y aller. Maintenant.
Je le hais de toutes mes forces, je sais que la douleur va venir, mais je frisonne à nouveau. Cette fois de plaisir. Je sens. Je suis vivant. Voilà ce que Juliette et moi pourrions avoir. Une éternité de ces instants. Ensemble. Voilà qui valait la peine. Peu importe l'échec.
ses ongles s'enfoncent dans mon cou, jusqu'à me déchirer la peau, ses doigts pénètrent ma chair. Je tombe à genoux, hurlant, suppliant, réclamant Juliette.
Des larmes, encore des larmes, assez de larmes pour remplir un océan.