Arkhip notait les naissances, les mariages et les décès et saupoudrait de sable l'encre encore humide pour fixer plus sûrement les chiffres de la vie et de la mort dans les registres valaques de Dicomésia. Son cahier sale et écorné recueillait ainsi ce qui restait de ce qu'on nomme l'histoire, dans les grands livres du malheur humain.
Au regard de la diminution sensible des hommes, le nombre de chevaux qui, retournés à l'état sauvage, s'étaient reproduits au hasard et sans restriction dans l'Île des Chevaux était si élevé que le scribe se demandait parfois si les véritables maîtres de la vie, dans cette plaine dicomésienne de Valachie, étaient encore les êtres capables de se tenir debout sur deux jambes, ou bien les créatures à quatre sabots, pourvus de longues queues touffues, de crinières emmêlées de chardons et encroûtées de boue, qui traînaient derrière elles des nuées vrombissantes de mouches et de moustiques, et hennissaient au lieu de parler.
–Voilà que, par une association d'idées, j'en viens à me dire que la vie est une plaine sans bornes: sur cette horizontale, l'apparition d'une ligne verticale, même infime, peut toujours signifier quelque chose.
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Il avait eu du mal aussi à rassembler les anciens jeunes mariés, devenus pères et mères, déjà lassés de la vie conjugale, et désireux d'oublier jusqu'au souvenir du jour où ils avaient lié leurs vies devant l'autel.
Mais plus dur encore avait été de retrouver la trace de ceux qui étaient partis pour leur dernier voyage ; chacun les avait oubliés et personne ne voulait perdre son temps à s'en souvenir. Les gens en avaient bien assez de leurs querelles de vivants sans s’embarrasser de celles qu'ils avaient eues avec les morts, du temps où ces derniers n'avaient pas encore rendu l'âme.