Il essayait encore parfois d'imaginer ce qu'ils avaient pu ressentir à table en voyant sa chaise vide, ou plus tard, dans la soirée, en découvrant que les étagères et l'armoire de sa chambre avaient été vidées elles aussi. Jamais il n'avait parlé de tout ça. Ni à lui, ni à leur parents. Ils s'étaient tus et avaient laissé s'ouvrir cette brèche qui les dé^passerait tous, les disloquerait peu à peu, sans poser de questions.
« On cause moyen de se tirer d’ici. On échafaude des projets autant qu’on en démonte. L’optimisme irrite. Ce sont les plaisanteries graveleuses qui dominent, fusent au moment du dessert. Après, on remonte le couloir de service jusqu’à la machine à café, où nous sirotons notre jus sur des bancs inconfortables, histoire de préparer le retour à nos postes. »
Plus que n'importe qui, il savait que l'histoire qu'imagine le conteur révèle ce que le quotidien dissimule, que la fable contient le monde et le précède, qu'elle nous montre que tout est déjà là et qu'il s'agit simplement de voir.
Il (le père) n'avait pas trouvé la façon de leur parler. Il croyait à cette chose que certains croient et qui veut que les enfants apprennent d'abord à parler le langage de leur père avant même de trouver le leur. Très tôt,la résistance de Matthias était devenue pour lui une tare inavouable, une chose sur laquelle il n'avait aucune prise et contre quoi il n'avait jamais pu s'empêcher de s'acharner. (p.35)