Stéphane Schmucker

— Je ne comprends pas où vous voulez en venir ! lâchai-je un peu trop sèchement.
Je fus surpris de la dernière information communiquée par le policier. En effet, le seul lien que je connaissais à Justine avec la région Lorraine était son ancienne belle-mère. J’avais toujours vécu en Alsace, mais ma mère avait choisi de déménager et de revenir habiter dans sa région natale à la suite du décès de mon père. Il était peu probable que Justine soit allée la voir, ma mère n’aurait pas pu s’empêcher de m’appeler pour en parler. Cela n’avait rien de logique. Le lieutenant reprit :
— Monsieur Streiner, votre femme a quitté son domicile, ne s’est pas rendue à son travail depuis une semaine. Son établissement nous l’a confirmé. Ils étaient d’ailleurs très embêtés car c’est la période des examens. Pour être pleinement honnête avec vous, elle est notre principale suspecte dans le meurtre de Liliane Charpentier.

À toutes les étapes de notre vie, les gens qui nous jugeaient portaient souvent plus leur attention sur la forme ou l’apparence que sur le fond ou la compétence. Si quelqu’un savait jongler avec les deux aspects, la plupart des portes de l’ascenseur social restaient entrouvertes. J’appréciais l’exercice de me mettre en scène, tout comme ce lieutenant Breuil, apparemment. Parler en public nécessitait de se créer un personnage, un peu comme le faisait un acteur. On pouvait être quelqu’un d’autre et paraître extraverti, même si l’on était d’habitude de nature réservée ou renfermée, comme je pouvais l’être.
Cet aparté mental me permit l’espace d’un instant d’oublier l’aspect dramatique de la situation et l’objet de la venue des deux policiers.

J’avais eu le sentiment que le lieutenant sentait une pointe de mensonge dans ma réponse. Il aurait eu une bonne intuition. En effet, j’avais minimisé l’ampleur des sentiments qui avaient existé entre Liliane et moi à l’époque. Le policier avait sorti son smartphone et semblait noter scrupuleusement tous les détails de notre échange. Il ne devait pas avoir une si bonne mémoire, car même après quelques secondes, il était parfois obligé de redemander à sa collègue de lui rappeler le contenu de ma réponse. Il m’avait même demandé à plusieurs reprises de répéter ce que je lui avais dit. Il était aussi possible qu’il joue les policiers naïfs pour m’endormir. Un peu façon Columbo.

Elle était tellement différente des autres. Douce et cash à la fois. Elle était parfaite pour moi. On s’était très vite aimé passionnément. Intensément. Cet amour m’avait trop vite fait oublier Liliane. Une relation longue pourtant. En effet, c’était pour Justine que j’avais rompu avec Liliane après une histoire qui avait duré près de deux ans. Lors de notre rupture, il y eut quelques cris, des pleurs, mais la page fut tournée et je pus me consacrer pleinement à ma nouvelle histoire avec cette fille incroyable qui m’avait captivé comme jamais. Il y avait de l’alchimie entre nous. Une attirance qui ne s’expliquait pas.

— Les premières constatations indiqueraient un suicide.
— Pourquoi indiqueraient un suicide ? demandai-je en mimant des guillemets avec mes doigts.
Puis cela me revint en tête.
— Vous aviez évoqué un meurtre, tout à l’heure, avant que j’ouvre ma porte !
— Nous explorons toutes les hypothèses. Il existe en effet quelques zones d’ombre que vous pouvez peut-être nous aider à éclaircir.
— De quoi me parlez-vous ? Je serais suspect ? Mais je ne l’ai pas vue depuis plus de quinze ans !
— Non, monsieur Streiner. Nous vous interrogeons simplement en tant que témoin.

C’était en ressortant du grenier ce matin-là qu’elle avait pris la décision d’appeler tout de suite, de composer les dix chiffres inscrits sur ce carnet pour enfin avouer la vérité. La vérité sur ce qui était arrivé à la petite fille, huit ans plus tôt. La vérité sur son crime aussi. La vérité sur le sang qu’elle avait sur les mains. Un aveu qui lui permettrait de se libérer du poids de toutes ces années de silence

La discussion avait été cordiale et intéressante. En effet, nous nous étions découvert quelques passions communes pour le football, la pétanque et les grandes découvertes scientifiques. Ce fut après une conversation autour de la révolution CRISPR-Cas9 et de ses perspectives pour les nouvelles thérapies par modifications génétiques que nous avions signé le bail. Un bail renouvelé depuis bientôt six ans.

À la suite de mon emportement, le lieutenant mettait un point d’honneur à formaliser et à détailler chacune de ses affirmations. Notamment sur l’aspect scientifique des preuves. Il continua sa démonstration :
— Le résultat des analyses ne laisse pas de place au doute. Les cheveux retrouvés sur les lieux de la mort de Liliane Charpentier coïncident avec l’analyse de ceux de Justine Streiner

Elle venait à peine de raccrocher. L’appel qu’elle avait reçu ce matin-là aurait pu la terrasser et lui faire perdre pied, mais il n’en fut rien. Ses yeux étaient maintenant emplis d’une détermination et d’un éclat qui n’avaient plus lui depuis tant d’années. Un goût de vengeance semblait parfumer ses lèvres. Une saveur presque réconfortante, qu’elle se sentit coupable d’éprouver.

Elle fut éblouie par les quelques rayons de soleil qui pénétraient dans la pièce au travers des stores à moitié tirés, signe qu’elle était restée un peu trop longtemps à l’étage.
Une sonnerie, puis une deuxième. Quelqu’un, à l’autre bout du fil, décrocha
— Oui, allô ?
— Pourrais-je parler à Justine Streiner, s’il vous plaît ?
— C’est… moi-même…
— …

Puis des sanglots…