Les vies sont comme des rivières. Elles finissent par aller là où elles doivent aller, pas là où on veut qu'elles aillent.
Même si l'une parlait roumain et l'autre chinois, Ivy remarqua l'étrange similitude entre les cris de Mme Roman et ceux de Nan, pareils à une nuée de corbeaux furieux, les consonnes abrégées et durcies par la colère. Peut-être la colère était-elle l'unique langage universel.
Elle remarqua la fossette sur sa joue droite, pareille à une virgule sur une page vierge, et se demanda pourquoi il ne cherchait pas à soigner son apparence. Il serait sans doute mignon s’il y mettait un tant soit peu du sien. S’il portait les bons habits, se faisait couper les cheveux, souriait à quelques filles, alors bim ! – transformation. Lui qui pourrait si facilement passer pour le jeune Américain-type ne faisait aucun effort dans ce sens ; alors qu’elle, qui se donnait tant de mal à parfaire ses tenues et ses manières, aurait toujours la peau jaune, les cheveux noirs et le nez épaté, son moi extérieur dissimulant le fait qu’elle était américaine ! Américaine ! Américaine ! Une telle injustice la blessait profondément.
« Ce petit russe est un vaurien », déclara un jour Nan à brûle-pourpoint.
Ivy sut immédiatement à qui elle faisait référence. « Il est roumain, dit-elle.
— Ce garçon est idiot. Comment pourrait-il faire autrement, sans père ? Et sa mère, qu’est-ce qu’elle fait pour lui ? Rien. Je la vois rentrer chez elle le matin avec ses cheveux attachés n’importe comment.
Elle se sentait seule, pourtant ce n’était pas d’amitié dont elle avait envie. Filles et garçons « traînaient » à l’école, mais les choses passaient à la vitesse supérieure en dehors du collège, aux fêtes ; or Ivy n’était jamais invitée à aucune fête. Elle avait appris (en théorie) le mécanisme des jeux populaires tels que celui de la carte, de la bouteille, des sept minutes au paradis, de la pomme, du clin d’œil, ou d’action ou vérité – un grand classique – ainsi que d’autres actes qui ne relevaient pas de jeux mais de la vraie vie. Dans le vestiaire des filles, elle entendit Liza Johnson raconter que Tom Cross avait défait sa braguette et guidé la main de la jeune fille vers son entrejambe – « pendant que mon père était en train de conduire ! » s’exclama Liza avec une horreur feinte. Ivy se demanda si Gideon aussi faisait ce genre de choses.
Comment donc cette modeste fille aux grands yeux en était-elle venue à voler, exactement ? De la même manière que l'eau s'infiltre dans les plus minuscules interstices entre les rochers, sa personnalité s'était façonnée en formes biscornues autour de la structure rigide de son éducation chinoise.
Jamais elle ne pourrait faire comprendre à cet homme simple et droit que chez une femme, les morceaux les plus fragiles étaient composés de millions de coups d'œil furtifs et de commentaires insoucieux lancés par autrui ; c'était ça l'identité.
De la même manière que l'eau s'infiltre dans les plus minuscules interstices entre les rochers, sa personnalité s'était façonnée en formes biscornues autour de la structure rigide de son éducation chinoise.
Le passage à l’âge adulte s’avéra aussi incommode qu’elle l’avait craint. Nan ne possédait ni maquillage ni produits pour la peau. Elle se coupait les cheveux elle-même et se lavait le visage tous les matins avec de l’eau et un gant de toilette. Une semaine par mois, elle portait une serviette hygiénique en tissu – renforcée par de l’essuie-tout les jours où ses règles étaient plus abondantes – qu’elle rinçait le soir dans le lavabo et laissait sécher sur le balcon.
C'était là le problème quand on recevait trop de bonheur à la fois. Si on n'avait pas le temps pour s'adapter, la douleur de son absence soudaine devenait insupportable.
Quand on la laisse tranquille, l'eau boueuse devient limpide.