La colère de mâles blancs
En introduction, Sylvain Cypel aborde la prégnance de la question « ethno-raciale », la puissance de la « question des origines », ces marqueurs des identités construites dans l’espace historico-institutionnel des Etats-Unis.
Le racisme est une donnée de structuration profonde des rapports sociaux étasuniens, un élément constitutif et réactualisé en permanence dans cette formation sociale. Le génocide des peuples amérindiens et l’esclavage des populations noires sont des éléments fondateurs de cet Etat. Tues, niées, ou déformées, ces blessures restent ouvertes…
Administrativement l’usage du terme « race » se poursuit, sous des formes, aujourd’hui plus complexifiées et possiblement multiples par auto-déclaration de chacun-e de son « rattachement » à un groupe « ethno-racial ». L’évolution des catégories, 120 options d’auto-identification, en souligne bien l’aspect de construction socio-historique, « la désignation des catégories ethno-raciales reste d’abord une affaire d’intérêt sociopolitique conjoncturel des autorités ». Il est aujourd’hui possible de se rattacher à plusieurs catégories en fonction de ses liens aux ancêtres supposés ou revendiqués. Les modifications de poids des différentes communautés sont aujourd’hui notables, l’auteur souligne la baisse de la catégorie « blanc seulement ».
Sylvain Cypel souligne que « l’appartenance communautaire de l’individu » est « un élément clé de la socialisation aux Etats-Unis » et que le dernier recensement rompt, pour la première fois, « avec sa subdivision historique structurante entre Blancs et Noirs ». Blancs, Hispaniques, Noirs, Asiatiques, deux races ou plus, Indiens et Inuits, Hawaïens de souche, autres populations…
Pour ne parler que des candidats démocrate et républicain aux élections présidentielle de 2012, les Noirs, les Hispaniques, les Asiatiques et les Autres ont majoritairement voté pour Obama (respectivement à 93%, 71%, 73% et 58%) alors que les Blancs ont voté à 59% pour Romney et 39% pour Obama)…
Vu de France, de l’optique du citoyen abstrait (sans sexe, sans classe, sans origine, en dehors de tout processus de racialisation) cela peut paraître étrange. Mais à moins de hiérarchiser (sur quelles bases ?) les constructions socio-historiques, il vaut mieux en comprendre les histoires, en mesurer les apports et les limites, prendre en compte les contradictions inhérentes aux différents modes d’expression…
Sylvain Cypel analyse les bouleversement démographiques, le fait que les Blancs ne soient plus majoritaires dans un très grands nombres de villes, ni dans quatre Etats dont les deux les plus peuplés (Californie et Texas), la poursuite de l’immigration et sa diversification, la multiplications des langues usitées… et les réactions d’une partie de la population des Blancs, « leur désarroi, au pire leur rage de se voir ainsi dépossédés de ce qu’ils vivaient comme un état légitime : leur domination incontestée ». Le mythe ou le rêve dit américain (je souligne que l’appropriation du terme même Amérique fait partie intégrante de cette mythologie), « ce rêve ne l’est en réalité pas plus aujourd’hui… qu’il ne le fut hier ».
Une remarque. L’auteur parle de « classes moyennes » (« tous ceux qui travaillent sans être riches ni pauvres » dont « les salariés correctement rémunérés et protégés socialement »). Hors, me semble-t-il, les classes et groupes sociaux « se définissent avant tout par leur positionnement au regard des rapports de production et non par des tranches de revenus » (pour utiliser la formule employée par Pierre Salama dans Contre Temps N°30 de juillet 2016). La phraséologie autour de la « classe moyenne » comme de l’« entrepreneur individuel » fait partie intégrante de la mythologie libérale, comme par ailleurs la « méritocratie » (Ce qui ne dispense pas, par ailleurs, d’analyser la cristallisation d’intérêts plus ou moins divergents).
L’auteur fournit de nombreux exemples des changements en cours, place des femmes, des « minorités », votes, parcours scolaires et universitaires, montée de l’incroyance, mixité « ethno-raciale »…
Il parle aussi de mobilité sociale, d’inégalité des richesses et de très forte polarisation des revenus et des patrimoines, de la production industrielle, de crise de 2008 et de ses effets, des lobbys, des dépenses privées de santé et d’éducation, de l’endettement privé dont celui des étudiant-e-s, des emplois détruits et des nouveaux emplois créés (industrie et services)…
Je choisis de mettre la focale sur « des résistances et des mouvements d’hostilité actifs » aux modifications socio-politiques, les affirmations « blanche et masculine », le « sentiment de déclin », « l’identité malheureuse de l’homme blanc », du développement et des thématiques du Tea Party, des rapports à la « constitution » ou plutôt à certains de ses amendements…
Des hommes blancs « en colère », la phobie des « aliens », la rage du « mâle blanc », les reconfigurations des relations familiales, le refus de l’égalité des droits, les thèses conspiratrices, les ports d’arme, la rage anti-immigré-e-s, les constructions institutionnelles de l’inégalité électorale, l’incarcération de masse (et la perte des droits civils) des Afro-Américains, les ségrégations résidentielles, l’évangélisation protestante, les mouvements libertariens…
L’auteur rappelle que « la tradition de violence interne est ancrée dans l’histoire, de la conquête du territoire au rôle de la criminalité dans les luttes sociales en passant par l’esclavage », les crimes de masse « à de rares exceptions près, des mâles blancs »…
Il serait intéressant de mettre en comparaison, les développements du Tea Party, de la mal-nommée Manif pour tous, de la montée des intégrismes religieux (hindous, évangélistes, islamistes, juifs, etc.), des appels à une « identité » exemplaire-républicaine-laïque-égalitaire-nationale fantasmatique, les essentialisations en tout genre de passé non inscrit dans l’histoire… Ces réactions contre ce qui est perçu comme « liberté » et « égalité » de toutes et tous, comme sentiment de perte de « privilèges », sont d’abord à mes yeux, des constats de revers social et politique de leurs organisateurs/organisatrices. Mais leur défaite potentielle, les rend d’autant plus dangereux/dangereuses, que les courants prônant l’émancipation, pour ne pas parler des socio-libéraux, ne tiennent pas leurs promesses en termes de liberté et d’égalité…
Il n’y a ni évolution linéaire, ni voie automatique aux « métissages », ni nouveau « rêve » plausible sans combats politico-sociaux… Il n’y aura ni fin de règne du « mâle blanc », ni liberté-égalité pour toutes/tous et pour chacun-e, sans développement de l’auto-organisation des groupes sociaux, sans nouvelles institutionnalisations politiques constituantes, sans remise en cause crédible et majoritaire des fondements même des rapports sociaux fétichisés. Ce n’est jamais une question de simple démographie…
Les dominants ne renoncent jamais à leurs systèmes de privilège. Il faut au moins les neutraliser, les cantonner, les désarmer… Et faute de concevoir et mener unitairement ces luttes, les quotidiens de demain pourraient être beaucoup plus « cauchemardesques » que les formules réactionnaires prônées aujourd’hui par les un-e-s et les autres…
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