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Citation de Larrytournelle


Pardon à l’avance pour de probables fautes dues au copier collé d’une photo du texte; pages 116 à 119 un passage magnifique :

« Il y eut aussi Leplan, que je rencontrai à peu près à la même époque. Loïc Leplan. Un athlète de renom international. Il avait atteint la profondeur de cent soixante et onze metres en une apnée de quatre minutes ! Il plongeait avec une gueuse, un poids fixé à un câble qui l'entraînait vers le fond. Ayant atteint son point limite, il déclenchait un système de ballon gonflé d'air qui le ramenait à la surface.
Il s'entraînait toute l'année devant le port de Nice, habitait un appartement du vieux quartier et promenait parfois sa silhouette efflanquée dans les garrigues de l'arrière-pays, où il pratiquait le yoga à l'ombre des chênes verts ou sur les dalles de calcaire du baou de Saint-Jeannet.
Contrairement à certains de ces marins au long cours ou de ces himalayistes trop boucanés par les photons pour aligner trois mots, il savait parler de ses incursions dans les fosses liquides.
Attablé avec ses amis dans un bistro de la place Garibaldi ou bien devant le public d'une confé rence, il évoquait son art, au carrefour de la performance esthétique, de l'exploit physique et de l'expérience mystique. Esthétique, parce que l'ondulation des palmes dans la nuit du grand bleu était un mouvement parfait. Physique, parce que jamais un homme nu n'avait atteint des parages plus éloignés de son milieu vital.
Mystique, parce que, à grande profondeur, l'etre éprouvait sa propre dissolution dans l'indifférencié. Loic décrivait l'apnée comme l'activité qui libérait le corps de la pesanteur et l'esprit de toute préoccupation. Plonger diluait l'identité dans la matrice de la mer. Il racontait le mystère de ces instants où « le temps se dilatait, conférant aux trois ou quatre minutes d'apnée l'épaisseur d'une éternité douloureuse ». Il aimait rappeler que l'être humain était une masse liquide et que l'apnée constituait une remcorporation des cellules dans le bain originel, un retour aux sources, un voyage à rebours vers l'immémorial. Il célébrait le goût du sel dont nos larmes gardent une empreinte mnésique. Il décrivait la jouissance de pénétrer l'eau noire tel un projectile s'enfonçant dans le mercure. Il parlait de cette impression, une fois passé les quarante mètres, de franchir la frontière d'un royaume d'ombre et de néant. Il évo-
quait cette « mission contre nature » consistant
à convoyer quelques litres d'oxygène jusqu'en des ténèbres benthiques où ce gaz n'avait pas droit de cité. Il savait qu'il soulevait un coin du voile en s'immisçant dans les profondeurs.
L'Évolution n'avait pas prévu de telles incursions
e: il n'était donc pas anodin qu'un œil humain fracasse le tabou, découvre des paysages hors de sa portée naturelle. Ces coups de sonde perturbaient le poème, pour parler comme Ernst Jinger dont il aimait l'hermétisme. Il évoquait froidement l'embolie, le danger du pétillement de lazote dans les artères, la mort, en somme, par transformation du sang en écume, et il se resservait un verre de vin rouge, à la stupéfac. tion de son auditoire qui venait d'entendre un prêche d'outre-monde et se rendait compre que son auteur buvait ferme, fumait sec et s'accommodait joyeusement de l'existence à l'air libre.
Il est mort à l'entraînement, d'un défaut de manœuvre, à la remontée, l'hiver dernier. Ce jour-là, Nice vibrait de mistral. Le vent froissait les palmiers dans un bruit d'averse et, sur la Promenade des Anglais, personne ne sembla s'apercevoir qu'un génie venait de s'empoisonner de ses propres émanations. Deux ans aupa ravant, la rédaction d'un journal l'avait invité en Afghanistan pour participer à un reportage.
Les talibans avaient dynamité les bouddhas de Bamiyan, les Américains les avaient défaits et le pays entier communiait dans l'espoir de sa reconstruction. Loïc devait suivre une équipe de reporters et de photographes à travers le pays hazara jusqu'aux Band-e Amir. Ces lacs naturels s'étageaient en un fantastique escalier dont les marches nacrées, calcifiées, séparaient les déversoirs. L'eau cascadait d'un lac à l'autre et chaque réservoir apportait le crédit de son remplissage à la pièce d'eau étalée en dessous de lui. Les Afghans tenaient l'endroit pour un haut lieu spirituel et la tradition affirmait que les Bande Amir, gouffres sans fond, communiquaient avec le centre de la Terre. Le rédac teur en chef voulait que Loie plonge en apnée, touche le fond et infirme la légende. Loic avait
Iu Kessel, Kipling et Majrouh, et avait bouclé son sac lavait traversé la Turquie et l'ran en bus, arait passé la frontière près de Herat et gagné la région des Band-e Amir par la route du centre avec l'équipe des journalistes. Il avait longtemps rôdé autour des lacs, dans la blancheur de l'été hazara, fomentant sa plongée, tenant à percer le secret de ces eaux mortes qui plaquaient leur turquoise sur la steppe harassée. Puis, un jour, il s'était décidé. Assis en tailleur sur la rive de la pièce d'eau la plus élevée, il avait commencé ses exercices de respiration. Des milliers de villageois, massés sur la berge, contemplaient l'ange blond sur les dalles de calcaire. A 15 heures, il avait chaussé sa monopalme et s'était enfoncé dans les eaux céruléennes. Une minute, deux minutes s'étaient écoulées et, déjà, les Afghans se poussaient du coude, murmurant qu'on ne le repêcherait pas. Puis, soudain, l'eau avait frémi et, après deux minutes trente, Loic avait crevé le miroir.
Au chef du village, il raconta n'avoir pas réussi à atteindre le fond et il y eut des sourires dans les barbes des Anciens et des murmures d'approbation dans l'assistance enturbannée. A nous, il révéla que les Bande Amir jaugeaient quarante-deux mètres de profondeur. Il nous avoua aussi avoir saisi un galet en touchant le fond du lac mais l'avoir lâché juste avant de revenir à la surface pour ne pas ajouter, à la goujaterie de déranger les esprits du lac, l'injure de bafouer les croyances des hommes en turban qui guettaient le retour de l'homme-poisson, accroupis sous le soleil.
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