page 57 [...] Encore trois ou quatre coups de feu. Un homme surgit à l'avant de la camionnette en faisant bruire les roseaux. Il se dirige vers la portière latérale. Entre lui et moi, il n'y a -à vue de nez- que la longueur d'un cartable. J'ouvre les yeux. Le corps de l'homme bouche l’entrebâillement de la portière. Il porte un ciré ou un imperméable bleu, et il sent le parfum. Il ne parle plus dans le talkiewalkie. Il lance à celui qui est à l'arrière de la camionnette :
- A-Tang, Frère Mang t'envoie ses excuses.
La phrase à peine terminée, deux coups de feu retentissent à l'extérieur de la camionnette. Cette fois, le bruit est beaucoup plus fort. Il se faufile par la portière entrebâillée et résonne longtemps dans la voiture. Presque au même moment, j'entends le corps massif du type au tatouage tomber dans le vide et s'écraser sur les roseaux en faisant un bruit pas possible. Je pense : ça y est, c'est vraiment la fin. [...]
Depuis sa mort incompréhensible, je ne me souviens pas d’avoir rencontré une seule personne qui m’ait donné envie de connaitre sa vie ou de lui faire des confidences. J’ai enveloppé ses lettres, mon cahier de textes, les restes du pain fourré dans les coupures de presse, et j’ai tout jeté à la poubelle. Pour moi, voilà ce que voulait dire « la nostalgie n’est plus ce qu’elle était ».
Mais je ne voudrais pas généraliser. J’admets volontiers que le passé a une importance capitale. Avant, quand j‘étais mis en tête de sortir avec fille, je voulais tout connaitre de son passé. Dans quelle école elle avait été, quelles bandes dessinées elle lisait, quels animaux elle avait eus… j’avais voulu aussi me confier à elle. Hélas, je lui ai finalement peu parlé et j’ai oublié ce qu’elle m’a raconté.