Ted Elliott

Les hommes l'avaient enchaînée, sans comprendre sa rage, son désespoir, sans comprendre qu'il en était nécessairement ainsi: telle était la mer, à qui on reprochait ses colères brutales en oubliant que les navires profitaient à chaque instant de sa houle légère et des vents portants. La mer, toujours changeante, mais toujours belle. La mer, vive et joyeuse comme l'était Tia Dalma en sa forme humaine. Mais bientôt, se dit la déesse prisonnière en se mettant à sourire dans l'obscurité, elle retrouverait sa liberté et son pouvoir de prendre la forme qu'elle voulait: eau, air, oiseau, poisson... Il lui tardait de replonger tout son être dans l'immensité bleutée, d'accorder le rythme des marées à celui de son coeur, de donner son souffle aux brises, aux zéphyrs, aux alizés et aux tornades, de balloter les mouettes et les grands cormorans sur ses vagues; de se rouler dans la houle en berçant les bateaux, de se mirer dans le miroir du ciel en libérant ses couleurs, de se laisser féconder par les rayons de la lune, de déferler sur les rochers, de lécher doucement les plages et les falaises, puis de s'étaler, tranquille dans le soleil couchant... Il lui tardait surtout de se déposer en un souffle sur le Hollandais Volant, de se percher d'un battement d'ailes sur l'épaule de son capitaine et de se glisser entre ses bras, en une forme humaine. Ce pouvoir entièrement retrouvé, elle pourrait rendre à son bien-aimé son apparence d'antan, et ils s'aimeraient enfin. S'il le voulait bien.

_ Whitecap Bay.
Barbossa s'y attendait.
_ Tous les bons à rien qui naviguent sur les océans redoutent ce simple nom, c'est incontestable. Mais personne ou presque n'ose demander pourquoi.
Joshamee Gibbs leva le nez des cartes de navigation qu'il était en train d'étudier.
_ C'est une légende ou c'est vrai? demanda-t-il sans prononcer le mot qui l'effrayait tant.
_ Ecoutez le tremblement de sa voix: elle vibre comme la corde d'un violon! se moqua Barbossa. Allez, M. Gibbs, dites-nous ce qui vous terrifie à ce point, ou n'abordez plus jamais le sujet.
Gibbs se racla la gorge.
_ Les sirènes, capitaine.
_ Eh oui, les sirènes, répéta Barbossa avec un léger hochement de tête. Les goules marines, ces diablesses affamées de chair humaine. Notre route passe par les eaux où vivent les sirènes.
Des murmures terrifiés accueillirent cette information.
_ Accrochez-vous à votre âme, M. Gibbs, puisque les sirènes vous arracheront tout le reste. Jusqu'à l'os, poursuivit Barbossa.

_ Et quelle est la raison de votre présence à Port Royal, M. Smith? Et pas d'entourloupes!
_ Pas la moindre? Très bien, soupira Jack. Autant avouer. J'ai l'intention de réquisitionner l'un de ces bâtiments, de lever un équipage à Tortuga, de faire voile et de piller, voler et saccager, comme un forban sans âme et sans coeur, conclut-il en s'accrochant nonchalamment à un cordage et en prenant la pose.
_ J'ai dit: pas d'entourloupes! fit le garde, décontenancé.
_ Je crois qu'il dit la vérité, fit l'autre garde.
_ S'il disait la vérité, jamais il ne nous l'aurait dite, ergota le premier.
Son compagnon ne trouvant rien à répondre, Jack vint à son secours:
_ Sauf s'il savait que vous refuseriez de le croire, même s'il avouait tout, sourit-il.

_ Il n'y a rien d'autre à dire, hein? s'emporta Elizabeth. Voilà donc le secret de la grande aventure du célèbre Jack Sparrow! ironisa-t-elle, amère. (Jack la regarda sans rien dire.) Vous avez passé trois jours allongé sur une plage à boire du rhum, grinça-t-elle.
Jack fronça les sourcils et sembla réfléchir, puis il agita les deux flacons de rhum et lui fit un grand sourire.
_ Bienvenue aux Caraïbes, mon ange! s'exclama-t-il triomphalement avant de la planter là.

_ Je connais ces canons, murmura Jack en contemplant le fort criblé de boulets où les soldats couraient en tous sens. C'est le Black Pearl!
_ Le Black Pearl? fit l'un des prisonniers. Je connais sa légende. Il bombarde navires et villes depuis près de dix ans, sans jamais laisser de survivants.
_ Pas de survivants? interrogea Jack avec un petit sourire. Comment les légendes prendraient-elles forme, dans ce cas-là?

_ Toujours dans tes chimères, Jack? Tu t'imagines peut-être que tu peux courir plus vite que tout le monde? Tu crois que tu peux rattraper le temps?
_ Parfois les choses reviennent, camarade! objecta Jack. On en est la preuve vivante.
_ Peut-être, mais c'est un pari risqué, pas vrai? On n'est pas sûrs de revenir, alors que partir... c'est mortellement sûr. La mort nous prendra un jour, que tu le veuilles ou non.

Parce que nous sommes semblables, vous et moi, reprit Elizabeth en employant les mots de Jack, il viendra un moment où vous aurez l'occasion de le prouver: en vous montrant digne de la situation.
Le visage de Jack s'illumina.
_ Je raffole de ce genre de moments dont vous parlez! J'adore leur faire un petit coucou quand ils passent devant moi!

Jack contempla le monstrueux matelot. Il aurait aimé pouvoir lui retourner le compliment, mais il n'y parvint pas. Au lieu de quoi, il demanda:
_ Est-ce que je rêve?
_ Non, répondit Bill laconiquement.
Jack haussa les épaules.
_ Je me disais bien... Si c'était un rêve, il y aurait du rhum!

_ Maintenant, nous ne pouvons plus reculer, dit-il. Nous sommes bel et bien perdus.
_ Perdus? répéta Elizabeth, en ouvrant de grands yeux.
Le capitaine lui adressa un sourire amusé:
_ Mais oui, il faut bien être perdu pour trouver un endroit qu'on ne peut trouver!

- Inutile, grommela-t-il d'un air sombre. Je me fie à ta parole. Marché conclu?
- Tope là, dit Jack.
Ils se serrèrent la main.
- Je t'embrasserais bien, plaisanta Jack, si je n'avais pas peur que ça colle.