POÉSIE 16e La Naissance du sonnet en France (Chaîne Nationale, 1959)
Un extrait de lémission « Heure de Culture française », par Tristan Klingsor, diffusée le 10 juillet 1959 sur la Chaîne Nationale. Lecture : Renée Garcia et Bernard Dhéran.
Mise en ligne par Arthur Yasmine, poète vivant, dans lunique objet de perpétuer la Poésie française.
ASIE
À Jeane Hatto
Asie, Asie, Asie,
Vieux pays merveilleux des contes de nourrice
Où dort la fantaisie comme une impératrice
En sa forêt emplie de mystère.
Asie,
Je voudrais m'en aller avec la goélette
Qui se berce ce soir dans le port,
Mystérieuse et solitaire,
Et qui déploie enfin ses voiles violettes
Comme un immense oiseau de nuit dans le ciel d'or.
Je voudrais m'en aller vers des îles de fleurs
En écoutant chanter la mer perverse
Sur un vieux rythme ensorceleur.
Je voudrais voir Damas et les villes de Perse
Avec les minarets légers dans l'air.
Je voudrais voir de beaux turbans de soie
Sur des visages noirs aux dents claires ;
Je voudrais voir des yeux sombres d'amour
Et des prunelles brillantes de joie
Et des peaux jaunes comme des oranges ;
Je voudrais voir des vêtements de velours
Et des habits à longue franges.
Je voudrais voir des calumets entre des bouches
Tout entourées de barbes blanches ;
Je voudrais voir d'âpres marchands aux regards louches,
Et des cadis et des vizirs
Qui du seul mouvement de leur doigt qui se penche
Accordent vie et mort au gré de leur désir.
Je voudrais voir la Perse, et l'Inde, et puis la Chine,
Les mandarins ventrus sous les ombrelles,
Et les princesses aux mains fines,
et les lettrés qui se querellent
sur la poésie et sur la beauté ;
Je voudrais m'attarder au palais enchanté
Et comme un voyageur étranger
Contempler à loisir des paysages peints
Sur des étoffes en des cadres de sapin
Avec un personnage au milieu d'un verger ;
Je voudrais voir des assassins souriants
Du bourreau qui coupe un cou d'innocent
Avec un grand sabre courbé d'Orient.
Je voudrais voir des pauvres et des reines ;
Je voudrais voir des roses et du sang ;
Je voudrais voir mourir d'amour ou bien de haine.
Et puis, m'en revenir plus tard
Narrer mon aventure aux curieux de rêves,
En élevant comme Sindbad ma vieille tasse arabe
De temps en temps entre mes lèvres
Pour interrompre le conte avec art...
AU JARDIN DE MA TANTE
Au jardin de ma tante
Il y a trois pommiers de Barbarie,
Au jardin de ma tante
Il y a dix poiriers en fleurs et trente
Pêchers fleuris.
Il y a des tulipes de Harlem,
Des œillets d’Inde et des giroflées,
Il y a des tulipes de Harlem,
Des roses et des résédas, et même
Des plantes de sorcières et de fées.
Il y a de mignons petits bonshommes
Et des fillettes court vêtues ;
Il y a de mignons petits bonshommes
Aux joues rouges comme des pommes,
Aux jambes grêles comme fétus.
Il y a les beaux et les belles,
Il y a les laides et les laids,
Il y a les beaux et les belles
Jouant en ribambelles
Autour de François les Bas-Bleus s’il vous plaît.
Au jardin de ma tante
Les filles sont pensives et les garçons rieurs ;
Au jardin de ma tante
On y rêve et l’on y danse, on y pleure et l’on y chante
De vieilles chansons de France, ou d’ailleurs.
Hirondelle qui pars aux Indes
Pourquoi me suivre si longtemps;
Pars sans me plaindre
Et bon vent
Que la rose t'accueille
Dans la douceur d'un matin bleu;
Oublie le pays lointain où il pleut
Et cet homme en larmes qui reste seul.
La Pie
L’averse a cessé ; le vieux soleil rit
Sur la route rose et blanche
Mais il reste encor des gouttes aux branches
Du pommier gris.
La carriole roule comme une folle
Et l’essieu mal huilé crie ;
La pie secoue ses plumes dans la prairie
Puis s’envole.
Ma vie est ainsi :
Certes la douleur ancienne est assoupie
Et le passé peu à peu s’effeuille ;
Mais des larmes pourtant pointent parfois aux cils
Et mon cœur reste en demi-deuil,
Comme cette pie.
DAME KUNDRY
Au rouet vermoulu sculpté de licornes
Dame Kundry filait depuis trois cents ans ;
Quelqu’un cogna trois petits coups à la porte
Un ménestrel fou d’amour entra céans.
L’intrus pirouetta de fort charmante sorte
Pour offrir à la fileuse au vieux rouet
Quelque Livre fleuronné de trois cigognes :
Dame Kundry surprit son cœur guilleret.
L’intrus lui tendit un cornet clair de corne
Plein d’un élixir de jouvence et d’amour ;
Dame Kundry but le vin qu’on édulcore
Et rougit comme une rose de Timour.
L’intrus lui joua des airs de farandole :
Dame Kundry s’énamoura d’un balai,
Et — robe qui froufroute, guimpe qui vole —
Se mit à sautiller un pas de ballet.
Mais l’intrus brisa par terre sa viole ;
Dans le cornet tors et magique de Kohl
Il ne restait qu’un bouquet qui s’étiole
Et les trois cigognes y trempaient leur col.
Le merveilleux ménestrel ouvrit la porte.
Il ôta sa toque à plumes de gala,
Et pirouetta de fort charmante sorte
Devant dame Kundry qui n’était plus là.
Mon coeur est triste:
Mes culottes sur le fauteuil font
Des plis savants de culotte d'artiste;
Mon coeur est triste;
Une chaussette traîne sous la chaise
Et j'entends à travers le plafond
Le ronflement sourd d'un bourgeois obèse.
PETER SCHLEMIHL
Le grand seigneur ôte son chapeau
Aux plumes merveilleusement irisées ;
— Le page noir ôta son chapeau.
Le grand seigneur envoie trois discrets baisers
À madame Laure au balcon, qui regarde ;
— Le beau ténébreux envoya trois baisers.
Le grand seigneur tire sa cochelimarde
Et jette sur l’herbe son manteau ;
— Le page noir tira sa cochelimarde.
Et c’était Peter Schlemihl, dieu me damne !
Qui venait de pourfendre son ombre
D’un coup mirobolant de sa dague, —
Si pourtant l’on peut pourfendre une ombre.
Humoresques
Nocturne Provincial.
Les bougies sont soufflées
Et sur les toits la lune brille;
La dame du notaire est endormie
Et seuls, quatre officiers d'Académie
Font leur manille
Au petit café.
Il serait vraiment sage
De rentrer, je crois :
Je sens que j'ai le nez
Tout gelé de froid ;
Un passant attardé se soulage
Au coin de la rue abandonnée.
Hein ! est-ce que je m'enrhume ?
J'ai le poumon trop délicat
Pour cette brume :
Ah ! chère qui restez tranquillement
Derrière vos persiennes,
Ne ferez-vous donc jamais cas
De la tendre antienne
Si pleine de poésie
De votre pauvre amant
Transi ?
p.162-163
Il est très regrettable que Tristan Klingsor poète, ne soit pas davantage connu et reconnu. Cela est dû à l' extrême modestie du personnage. J'ai en mémoire un poème que j'avais retenu lorsque j'étais enfant, car il fut un temps où on le trouvait dans les livres scolaires en primaire. J'ai lu et je relis aujourd'hui avec autant de plaisirs ses vers libres et je ne m'en lasse pas. Trouver des éditeurs qui le feraient connaître serait une nouvelle chance.
KLINGSOR
« Un homme sans amour est un dormeur sans rêve »,
Dit-elle ; il posa son bonnet de Syrie,
Ôta sa pipe de ses lèvres
Et sourit.
Il avait déjà dans sa barbe d’or
Des fils d’argent, mais ses yeux étaient comme
Ceux des rois mages qu’on adore
Pour avoir cueilli le bonheur des hommes.
Son manteau de soie et ses manches
Étaient brochés de chimères agriffées
Avec des revers d’hermine blanche
Et des dentelles comme des collerettes de fées.
Sa cathèdre toute en bois de rose
Était sculptée de licornes doubles
Où dans sa grave pose
D’enchanteur, s’appuyaient son chef et ses coudes.
Il sourit. Il sourit comme un roi mage
En sa barbe blonde fleurie de givre,
Leva les yeux du vieux missel d’images
Et ses doigts tournèrent la page du livre.
« Un homme sans amour est un dormeur sans rêve »,
Reprit-elle... Et Klingsor songeant
L’ayant très amicalement baisée aux lèvres
Se remit à fumer son calumet d’argent.