Au détour d'un lacet, ils aperçurent enfin le hameau qui allait les abriter pour la nuit. Plus bas dans un vallon, au milieu de rizières harmonieusement dessinées en cascades, des maisons sur pilotis aux tons assortis se dressaient. De quelques couleurs qu'étaient les murs, les chaumières avaient toutes une bande horizontale rouge sur la façade et un toit de paille de riz d'un seul pan orienté dans le sens de la pente. Sur le faîtage de chaque habitation pointait un immense épi de bois peint représentant un animal merveilleux. C'était soit un dragon rouge assis sur ses pattes arrière, soit un éléphant vert aux gigantesques défenses levant sa trompe et barrissant, ici un extraordinaire serpent aux anneaux multicolores, là un buffle ailé, un tigre à trois têtes ou un ours dressé la gueule bée et les crocs menaçant. Dintao expliqua à Ploumie les croyances liées à ces sculpture de bois. Elles agissaient en puissants protecteurs contre les mauvais esprits qui pouvaient sortir des ténèbres et envahir les foyers.
Dintao Sông restait là, cloué de stupeur par l’horreur qui défilait sous ses yeux.
Il vit un époux aider sa femme coincée sous un bloc ef-fondré, une vieille lancer un enfant dans un arbre et disparaître dans les flots, des gens, les bras tendus, essayant de saisir n’importe quoi pour échapper à ce terrible courant. D’autres encore étaient ensevelis dans l’eau boueuse. Leur tête surgissait parfois et ils tentaient alors d’aspirer une goulée d’air.
Saisi par l’ampleur du désastre, Dintao demeurait là, hé-bété, vidé de ses forces, comme happé par l’effroyable spectacle de la mort. Ici une jambe flottait, là-bas c’était la tête d’un cheval… au milieu d’arbres déracinés… Et il put voir passer le tigre encore prisonnier de sa cage se démenant pour survivre face à ce démon liquide qui voulait l’engloutir. De multiples vies étaient fauchées par les eaux et les débris et allaient pourrir sans tombeau ni cérémonie.