Valérie Gay-Corajoud

J’ai également vécu beaucoup de déceptions avec la plupart des médecins, consultés pour moi ou pour ma mère. Aujourd’hui, je n’ai absolument plus confiance en eux, car beaucoup nous ont trahis ou nous ont abandonnés.
J’ai bien conscience que cette posture peut me faire passer pour un complotiste, ce que je ne suis pas ! Même si j’ai une vision très négative de l’humanité, je n’essaye de convaincre personne, c’est juste ma façon de penser. D’ailleurs, je me demande si mon goût prononcé pour les histoires sombres ne sert pas à me défouler en laissant ressortir cette part en moi. Il est à noter que je ne fais jamais de cauchemars, contrairement à Maman qui écrit pourtant des choses positives.

Tout ce que l’école et le club Odyssée proposaient à Théo allait dans le sens que je souhaitais pour lui. Tout ce qu’ils prenaient à leur charge me libérait d’une lourde responsabilité qui avait fini par peser sur ma santé. Pour autant, je ne pouvais me départir d’une inquiétude constante, celle d’une avancée trop rapide risquant de provoquer une douloureuse régression.
Bien sûr, jour après jour, je constatais les progrès de Théo et je m’en réjouissais à l’unisson avec tous ceux qui dorénavant me secondaient. Mais j’étais la seule à connaître le coût de cette avancée, car j’étais la seule à recevoir les angoisses que ses efforts généraient une fois de retour chez nous. C’était ma croix.

Pour certaines personnes, l’objectif de vie est de gagner de l’argent, posséder une grande maison ou une belle voiture, devenir célèbre ou voyager à travers la planète. Le mien, c’est de pouvoir vivre avec mes amis. Je pense que c’est important de le faire remarquer à celles et ceux qui imaginent que les autistes préfèrent être seuls, qu’ils ne sont pas capables d’avoir des relations et qu’ils ne ressentent aucune empathie. C’est faux. Du moment qu’on nous laisse un peu de temps et qu’on respecte notre différence, alors nous savons recevoir et donner de l’amour.

J’étais en colère après mon autisme. Il me plaçait face à cette limite infranchissable et ruinait ma motivation. Des dizaines d’interrogations m’envahissaient sans que je puisse trouver de réponses. Est-ce que cela allait être comme ça toute ma vie ? Est-ce que ça valait la peine de continuer à progresser ? Chercher un travail ? Rêver d’indépendance ? Est-ce que j’étais capable d’assumer cette vie à laquelle j'aspirais alors que le moindre effort m’épuisait en un rien de temps ? En fait, cela remettait tout en question.

Après avoir beaucoup parlé avec mes frères et sœurs, j’ai réalisé que la violence (de mon père) m’avait moins touché que les autres. À l’époque, je vivais beaucoup dans mes mondes de jeux et c’était facile de me déconnecter de ce qui se passait autour de moi. C’est dommage, car cela m’a longtemps empêché de prendre conscience de ce que ma mère supportait. À cause de ça, je n’ai pas pu l’aider. Même si elle me dit que ce n’était pas à moi de la protéger, cela m’embête.

Je me rends bien compte que je suis perpétuellement déçu, mais je me sens impuissant face à cela. Est-ce que mes rêves seront toujours hors de ma portée ? Est-ce que c’est parce que je me prépare à être frustré que je le deviens systématiquement ? Quand j’en parle à Maman, je vois que ça l'attriste. Je suppose qu’elle se demande si un jour elle parviendra à me rendre heureux. Alors, je me déteste encore plus.

Je peux le dire maintenant, toute ma vie, j’ai tenté de rejeter mon autisme. Je regardais les gens autour de moi pour les imiter afin de leur ressembler (...) Mais d’une certaine manière, je n’étais plus personne, car j’étais tous ceux que je copiais.
Je me suis construit une normalité qui ne venait pas de moi, mais de ce qui me semblait convenable chez les autres.

Imaginez une rangée de chaises avec le dossier contre le mur. Une seule a son dossier dans l’autre sens. Qui passerait à côté de cette rangée sans la remarquer ? Et combien résisteraient à l’envie de la retourner afin qu’elle soit bien alignée ? Et pourtant, quelle que soit sa position, elle reste une chaise, non ?
Je suis cette chaise.

Il nous croit indestructibles parce que nous avons traversé l’enfer ensemble et nous en sommes sortis plus forts. Je lui réponds que nous ressemblons à des soldats unis par les souvenirs au retour de la guerre. Il est d’accord et ne regrette aucune douleur, car elles l’ont construit.

Je dois me souvenir de cela pour la prochaine fois. Je dois apprendre qu’au bout du compte, je parviens toujours à m’adapter. Maman a raison sur ce sujet. Ce qu’elle ne sait peut-être pas, c’est à quel point cela m’épuise.