Beaucoup de coups furent donnés, beaucoup de valeureux guerriers périrent. Le champ de bataille retentissait lourdement du choc des armes, des corps et des chevaux. Et le soir, à la tombée de la nuit, surgirent de la terre comme un affreux écho, les râles des guerriers mourants et leurs cris d'agonie. On appela cet endroit Champ Dolent à cause des plaintes qui s'en élevèrent plusieurs jours durant, car les ermites de la forêt ne pouvaient suffire à soulager tous les blessés. Beaucoup de morts restèrent sans sépulture ; et leurs ombres errantes hantent toujours ce lieu maudit où la mort glana une si forte moisson.
Goisbert regarda Raoul qui avait relevé les épaules et bombait la poitrine. Son cou de taureau se dessinait dans l'ombre. De ce corps puissant émanait une volonté de fer, une santé inébranlable, un besoin alarmant de dominer, d'écraser, de vaincre, et pourtant cet homme, au moment de lancer ses gens contre l'ennemi menaçant, au moment d'user de leurs vies, d'exiger d'eux les pires souffrances, cet homme tremblait, redoutait ce qu'il avait lui-même désiré follement, était saisi d'inquiétudes.
Chacun pouvait à présent contempler le doux visage de Gothehilde, fille de Raoul et d'Isabelle. Fragile et tendre Gothehilde, au front laiteux, au nez droit et fin, aux narines palpitantes comme des ailes d'oiseaux, au cou long et flexible, blanc comme la neige, à la bouche étroite et fraîche comme un bouton de rose ; Gothehilde la silencieuse, toujours à l'écart, assise seule, la tête inclinée vers son âme, un demi sourire triste errant sur ses lèvres. A ses côtés Baudoin paraissait un géant. Il était le plus jeune frère de Godefroi de Bouillon. Baudoin était un chevalier de bien belle stature, haut et large, de teint vermeil et bruni par le hâle des longues chevauchées.