Découvrez Les pyromanes de Vincent Delareux
Serge avait accueilli la nouvelle avec indifférence . Un enfant ne changerait pas grand-chose à son quotidien. Il passait une moitié de sa vie sur l’eau et l'autre dans l'alcool. Son existence était purement liquide, sans forme ni contour. Ce n'était pas un gosse qui le sortirait de ce flou. En outre, il était certain que l'enfant n'était pas de lui : raison de plus pour s'en tenir à distance. À la suite de l'annonce, il avait rejoint le gros Raoul au bar du bourg, en songeant que c'était peutêtre ce bougre-là qui avait engrossé sa femme. Il aurait pu en dire autant de n'importe quel homme accoudé au comptoir.
Jouer sur plusieurs tableaux impliquait un risque permanent : celui de s’emmêler les pinceaux.
Jacqueline se remémora la lettre de sa mère, reçue fin janvier 1959. « Thérèse a tenté de se suicider. Elle n’a pas réussi. » Ainsi Jeanne l'avait-elle formulé.
Jacqueline ne s’en était pas étonnée : sa sœur ne réussissait jamais rien. À quatorze ans, le certificat d'études lui était passé sous le nez ; à vingt et un ans, elle avait fait un mariage raté ; et à vingt-cinq, désastre suprême : elle avait enfanté. Il était donc logique que sa tentative de suicide se soldât par un échec.
Thérèse Sommer n'était pas connue pour sa fidélité. De fait, c'était tout l’inverse : la dame trompait à tour de bras. L’adultère était son credo et le vice sa vertu. Apôtre de la chair, elle prêchait de tout son corps et convertissait les hommes mariés. Ses exploits étaient connus de tous et sa réputation puait le soufre. Les autres femmes n'aimaient pas la Sommer.
Au reste, elle était rousse.
A ma famille, heureusement imparfaite.
Un sanglier ? On n'avait pourtant rien entendu ni senti. Mensonge ! Ils avaient le dos large, les sangliers ! Et quand on ne trouvait pas de bestiole à blâmer, c'était la météo que l'on accusait. Les mêmes excuses à chaque trajet, à croire que les conducteurs le faisaient exprès. C'était à celui qui aurait le plus de retard en invoquant le prétexte le plus fumeux.
L'hypothèse se tenait : les conducteurs de train étaient de sombres personnages sans amis ni famille ; des cœurs de pierre incapables d'aimer, seuls, isolés, et pour preuve, on ne les voyait jamais. Tapis dans la solitude de leur cabine, ils s'amusaient à leur manière. En retardant, par exemple, le moment où l’amoureux retrouverait sa moitié. Barrer le bonheur d'autrui pour rehausser le sien : sadisme connu de tous, mais surtout, oui, surtout des conducteurs de train.
Par quel biais la rumeur avait-elle franchi les murs de l'hôpital ? On ne le sut jamais. Toujours est-il qu'au lendemain des événements, là nouvelle circulait dans Brézeville : la Sommer avait été internée. Rien d'étonnant, puisqu'elle était folle à lier.
Marguerite Bourguignon tenait l’information de sa cousine Mme Lepoittevin, épicière au bourg voisin, qui l'avait apprise de la bouche de la poissonnière, elle-même très proche de la femme du cordonnier, dont le beau-frère facteur, à l'occasion de sa tournée en ville, avait été mis au courant par le neveu de la mère Sanzot, bouchère dans la rue du Petit-Magot, à deux pas de l'hôpital. Néanmoins, en l'absence d'informations plus pointues, les conversations s'épuisèrent vite et l'on dut passer à autre chose.
Françoise scrutait l'horloge du salon. Ses pupilles, calées sur le mouvement du balancier, valsaient d'un coin à l'autre de ses yeux. Redoutâbles machines ! Une horloge dans une pièce et l'on ne voyait plus rien d’autre. Les casinos les bannissaient, car elles nuisaient à leurs profits. Même l'argent redoutait les horloges : preuve ultime de leur suprématie. On s'y laissait prendre. Au début, on s'amusait de voir les secondes s'égrener, puis les secondes cessaient d'exister. Ne restait que l'aller-retour lancinant du balancier.
Il n'existe pas de frustration plus intense que celle qui nous assaille au sortir d'un beau rêve. Dès que l'on entrouve les yeux, la réalité reprend le dessus. Elle nous arrache cruellement à notre rêverie. De cette dernière, on conserve quelquefois, au réveil, des souvenirs épars. On s' accroche alors à ces reliquats dans l'espoir de prolonger l'illusion un peu plus longtemps, mais à chaque clignement de paupière, le mirage s'éloigne. Une fois qu'il s'est complètement dissipé, il ne reste plus rien d'autre que ce corps physique qui nous pèse, et l'on regrette amèrement la légèreté vécue le temps d'un songe.
Rien, à l’exception de la lumière, ne se répand plus vite qu’un ragot bien brûlant.