L'homme secret
Ce n'est pas grand-chose, au fond, que mon existence
J'observe la stricte tenue muse et maniaque
Car si je laissais sortir les mots de mon sac
Tout le monde pourrait voir sur quelles braises je danse
C'est une imposture, je n'ai crainte de le dire.
Est-ce que je ne crée pas le monde chaque matin ?
Son corps nu est vautré sur mes draps de satin.
Mais à travers les steppes j'emporte mon désir
Aussi bien enfermé que ce tableau : Courbet
Clos par le gel, voici le château de Blonay.
Ce vieux couillon aurait bien pu penser à sa retraite mais son mécanisme était trop bien huilé, on l'avait trop longtemps mis sur le qui-vive pour qu'il puisse se calmer. Il avait passé toute sa vie au travail, ça avait été son besoin vital premier et maintenant qu'on le lui enlevait, ça devenait vraie rage et possession. (p. 23)
I. JARDINS D'AGRÉMENT, PRUSSE
(1960-1989)
DERNIÈRE RÉSIDENCE SUR TERRE
(pour Pablo Neruda)
À son enclos de feuillage dans l'obscurité
Des pieuvres se cramponnent, dégringolant des tanks
Accroupies sur ses marches, suant de bêtise
Les blattes secrètes de l'ordre public
Aux câbles du téléphone, comme morve qui prolifère
Les oreillards de la milice, sous ses arbres
Les fusils pointés, attendent les cadavres
Immortels dans leur infamie, dans la peur hispanique :
Mais dans sa chambre encerclée le poète
Dit, plus sûrement que jamais, sa vie
En ses feux ultimes, la meurtrière vérité.
p.37
Les limes
Il y avait bien là un mur pour 17 millions
Il était solide et presque
Infranchissable. Une sinistre
Affaire qui fonctionnait. Si sévèrement
Gardée, incidents sanglants
On a pu les chiffrer. Renseignez-vous
Sur cette construction qui pointait vers l'avenir
Et nous accable
Par son simplisme. Elle fait encore jaser
Les peuples sédentaires.
Dans leurs cosses, les Écossais ! Les Allemands, les français !
Trop vite abattu
IL fut la bévue
D'un siècle inconscient
D'une confiance sans limite
dans le vivre ensemble. Comme si
Nous faisions face au néant, pareils
2. Feuille topographique
IV
Nous fîmes route avec la canonnière
HYENE et la corvette CAROLA pour punir
Ces rebelles et de nos obus avons mis
Leurs huttes en feu. Et tous ces messieurs s’étant
Réfugiés dans la brousse, nous avons pris pied
Sur la côte et avons fait du petit bois de leurs bateaux,
Rien que grands canots tenant la mer, sculptés
Et peints, ce qui nous étonna. Ils étaient aussi
Nécessaires à leur vie que les plantations de palmiers
Et arbres à pain que nous dévastâmes
De semblable façon de telle sorte que ces
Sauvages n’aient plus rien pour vivre. La moitié
Estait déjà occise et les autres
Furent poussés à la mer. Voilà ce que j’ai vu.
/ traduit de l’allemand par Jean-Paul Barbe
II. LE MASSACRE DES ILLUSIONS
(1990-2000)
LA POÉSIE
Elle danse sur les tombes, avec grâce
Avec sa mémoire sauvage.
AH ! NOUS NE POUVONS RIEN RETENIR. À mon appel
Se lèvent les crevés, les oubliés
Avec leurs couteaux, leurs exigences. Amour
Éteint, colère froide, temps gâchés. Qu'est-ce
Que penser : nous sommes mortels
En face du GRAND INUTILE. Elle ose le penser
Souterrainement, là où tout vit.
Comment est-ce possible ? Pour faire danser l'état de choses
p.124
I. JARDINS D'AGRÉMENT, PRUSSE
(1960-1989)
TIRÉ DU SOMMEIL DOGMATIQUE
Qu'as-tu fait de ta nuit ? – Je me suis exercé
À l'attente. – De quoi ? – La connais-tu aussi
Cette souffrance, aimer l'inconnue ? –
L'action inconnue ? – Comment ? – De quoi parles-tu ? –
Les veines de ma chair étaient près d'exploser.
Comme je suis las de traverser la place Saint-Marc. –
Tu rêves, n'est-ce pas, tu rêves avec conséquence. –
Et dans les rues souffle la transparence.
p.65
ULTIMATUM À L'ÎLOT PERSIL
Quelques phrases dictées
À cet îlot sans défense... C'est quoi, ces traces ?
Du sel et des pieds indéfinis
Taillis, respiration impénétrable.
Falaises, ne relevant d'aucune puissance.
Et bancs de poissons tournant casaque.
Qu'y a-t-il à l'intérieur ? Déserts ? Mugissements
Traces de vie (les inspecteurs les trouveront).
Ces gestes nus et dissimulés, du pétrole en sommeil
Le désordre. Personne pour diriger la mer :
Saleté et entêtement, le séparatisme des sentiments.
Les patrouilles interceptent les bateaux qui coulent.
Que chuchote-t-on, un secret, YAKUZA, JACUZZI
Cela appelle des représailles.
Ces pensées, si mobiles, qui visent au plus simple
Un rivage à personne... Comment d'ailleurs
Peut-il rester là, étendu dans la mer remontée
Un blanc indépendant. Rends-toi, petite île
Laisse tomber tes réfugiés, tes chèvres chétives
Accepte l'ordre
Arrache ton persil
Et accueille les cavaliers blindés
p.131
III. L'OPULENCE
(2001-2014)
CHAUSSEESTRASSE, LE CIMETIÈRE
Dans un cimetière nous nous sommes retrouvés
Ses lèvres sauvagement ensevelirent les miennes.
Alentour le silence s'était installé
Tandis qu'insatiablement nous nous appelions
Mon aimé ! Ma si belle ! Que tu viennes !
Les pierres le proclamaient : l'amour est éternel !
Et le désir nous culbuta entre les tombes.
Karl, qui dégustait son vin rouge sous la terre
Y fumait également ses lauriers je présume.
Je savais que c'est toujours au cimetière
Qu'on se retrouve, et mes lèvres dans les siennes
S'ensevelirent. Mais, comme ivre de vie, elle
Referma sur mon corps ses jambes. Alors je vis
Comme la terre était noire, et si proche le ciel.
p.128
II. LE MASSACRE DES ILLUSIONS
(1990-2000)
EN BOHÈME ET EN MORAVIE
J'y logeais en poèmes et mots ravis
Des blindés m'en chassèrent sans préavis
Me voici au sec, dans le gris de l'offre
Serrant dans mes mains le blindage des coffres.
(1968/1992)
p.102