Wictorien Allende

Je me suis assis au bar, entre le distributeur de cahuètes et un journal du jour mal replié.

De l’autre côté du comptoir, le barman était comme beaucoup d’autres, attentif aux clients et plus encore à l’écran télé qui crachait sa soupe journalière. Nos yeux se sont croisés durant quelques secondes. J’y ai lu des points d’interrogations professionnels auxquels j’ai répondu en désignant du menton le col-de-cygne surmonté du logo d’une bière d’entrée de gamme.

"A ti, compañero de camino"

Bref, on picole, on clope et discute, et ça nous prend une petite heure.
Parce que je suis câblé comme ça, toujours prêt à prêter une ou deux oreilles aux emmerdes de mes potes... Aux autres en général et à celui-là en particulier.
Parce que David est unique dans son genre.
Parce que je le suis aussi d’une certaine manière pour lui également.
Parce que lui et moi sommes aussi différents qu’un Scooter l’est d’une Harley mais qu’il se trouve que sous le casque intégral, se planquent une vision de la vie et des inclinaisons humaines assez proches finalement.

"Bruce, Henry et moi"

Partie ? Pas exactement.
Envolée est éminemment plus juste. Et c’est d’ailleurs ce mot que j’ai toujours retenu.
Oui, envolée au sens premier du terme, et je sais que tu aurais apprécié cette dernière expérience.
Simplement envolée donc. Dans la brume qui rasait l’immobilité du lac, au milieu des insectes et des fantômes. D’abord nous deux, toi et moi, ton corps aussi léger qu’une plume entre mes mains plombées. Et puis, un geste de semeur plus loin, rien que moi, bras tendu, debout tel un con, tout seul sur les planches du ponton.

"Tu manques"

Aucune règle dans ce petit jeu. Pas de notice ni mode d’emploi.
Ces remontées inattendues ne sont en rien des aberrations mnésiques, ni des réminiscences de toi. Non, je sais qu’il ne s’agit que de ton ombre qui s’invite de temps à autre pas loin de la mienne.
C’est ton ombre, je le sais. Je le sais comme je sais qu’elle se pointe toujours sans s’annoncer, comme si le jeu consistait à me surprendre, à me remuer pour une raison connue de je-ne-sais-qui , de je-ne-sais-pourquoi voire des deux à la fois.

"(Sais-tu que) ça arrive encore ?"

Car la question était autre. Ce qui m’importait était ailleurs.
Ailleurs comme dormir plus sereinement dans mon nouveau studio.
Ailleurs comme laisser derrière mes petites crises d’angoisse...
Ailleurs comme retrouver aussi quelques vieux potes, des qui m’avaient rouvert leurs portes, proposé leurs épaules et partagé quelques bouteilles de bières haut de gamme.
Autant voir la vie sous le bon angle...

"…franchement mieux chez Leroy Merlin !"

Oui, j’ai suivi, irrésistiblement attiré. Tel un papillon de nuit volant vers la lumière, ignorant l’abîme comme la mort...

"Une main, cinq doigts"

Autour de moi ne se trouvait que l’immensité aérienne du Luberon. Un ciel aux couleurs plurielles planté au-dessus de rochers inégaux, un vide aussi terrien qu’aérien, cette vacuité si particulière qui caractérisait le plateau durant ces années sombres. Oui, il n’y avait presque rien ici. Juste moi, la nature et le vent qui chantait ce que Pépé-Jo appelait "la chanson des pierres sèches".

Aurais-je été capable de t’avouer que c’est en toute conscience que j’avais renoncé à plusieurs visites de sites clairement verticaux ? Que je m’étais ainsi intentionnellement éloigné du Castello de Sarravalle comme des falaises de Piana pour la simple raison que je ne souhaitais pas avoir à me battre contre l’attirance des reflets du vide ?

"Deux temps, trois mouvements"

Je tends l’oreille. La maison s’oublie. À la manière d’une articulation poussive, elle abandonne de temps à autre de petits craquements. J’imagine qu’elle frémit. Enfin, disons qu’elle m’évoque des vibrations, comme si elle oscillait imperceptiblement. Un peu tel que le fait ma vie depuis toi sans toi.

"Une question (il)légitime"

Au bout du parking, un type en salopette, peau couleur cuivre sous sa casquette, passait le nettoyeur sur une voiturette blanche. Il m’a fait un gentil signe de la main et je lui ai rendu son sourire sans prononcer le moindre mot. « Les hommes du même monde se reconnaissent souvent d’un regard » prétendait mon père. Je ne suis pas certain qu’en me sortant cette phrase quinze jours avant de se prendre une bastos en pleine tête quelques minutes après l’ouverture de la Banque, il nous imaginait, moi et ce mexicano, vingt-cinq ans plus tard, à cet endroit précis de la Californie, mais, la vie à cela de captivant qu’on ne sait jamais où elle nous conduit.