L'éveil que recherchent Nietzsche et le maître Dogen se situe donc ici ; il a lieu maintenant. Ni dans un futur meilleur, ni dans un autre monde. C'est ce que nous dit l'énigme de l'éternel retour, proche dans son mystère des énigmes insolubles, les koân qui aident à la concentration des méditants. Il n'y a ni paradis ni shambhala. La transcendance — l'éveil — s'atteint donc dans l'immanence, ici et maintenant. Puisque c'est là tout ce que nous avons. Il n'y pas d'autres rives, « l'horizon de l'infini » est là, à la portée de ce corps-là, une fois quittées nos fausses perceptions réductrices. Dit en termes bouddhistes : le samsara et le nirvana ne font qu'un.
Nietzsche se flatte dans "Ecce homo" d'être de la dynamite. Mais on ne la manipule pas sans danger, comme il le savait parfaitement pour avoir raillé les attentats-suicide de son temps. Cela permet de comprendre l'explosion finale, l'arc trop tendu ayant fini par casser.
Il avait bien sûr pressenti ce destin tragique : " On paie cher d'être immortel : pour cela, il faut mourir plusieurs fois de son vivant" écrivait-t-il ainsi à propos du "terrifiant silence" qui avait accueilli le "Zarathoustra". Il a fini par sacrifier sa santé mentale à cette mission cosmique de réforme de la civilisation.
Ce qui est très frappant, c'est la paix soudaine, osons le dire bouddhiste, qui succède à la tempête sous le crâne : Nietzsche se jette au cou d'un cheval maltraité par son cocher, comme mû par la compassion pour tous les êtres vivants, et dans un de ses "billets de la folie" il déclare être tous les noms de l'Histoire. Monsieur Nietzsche évanoui, il ne reste plus qu'un enfant innocent à la moustache de plus en plus épaisse qui, de temps en temps, se livre encore à de joyeuses interprétations au piano...
Nul ne songe nier que la pensée Nietzschéenne est très diverse et même d'une versatilité extrême.
On a pu ainsi insister sur son " idylle épicurienne" ( Richard Roos) ou au contraire sur les aspects stoïciens de son œuvre ( Melissa Lane) ; on pourrait tout aussi bien mettre en avant les traits brahmanique qui apparaissent ici ou là. Toutefois, voir dans Nietzsche un Éveillé, au sens du bouddhisme zen -"Nietzsche l' Éveillé" c'est déjà en soi un kôan !- permet de souligner la cohérence de sa philosophie, vaste et téméraire synthèse d'éléments hétérogènes. On découvre alors un autre Nietzsche, un Nietzsche oriental, une nature belliqueuse (12) qui a su atteindre par moments la paix profonde de l'âme...