AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

éditions des Lisières, 2020 [corriger]


Livres populaires voir plus


Dernières critiques
Résister en dansant

« Résister en dansant / Ikwe-niimi: Dancing Resistance » publié en 2020 aux éditions des Lisières est une somptueuse anthologie poétique de l'écrivaine américaine Kimberly Blaeser, une poétesse qu'un beau hasard m'a fait récemment connaître.



Également universitaire et photographe, Kimberly Blaeser est une voix importante de la poésie américaine. Son oeuvre est toute imprégnée de la culture des peuples amérindiens, et notamment de la nation des Anishinaabeg dont elle est originaire. Membre de la tribu Chippewa, elle a grandi dans la réserve de White Earth dans le Minnesota, tout proche de la frontière américano-canadienne.



Dès son enfance, elle a été sensibilisée à la culture orale et à la langue anishinaabeowin que lui ont transmis ses grands-parents. Devenue plus tard écrivaine, elle a choisi d'écrire à la fois en anglais et dans sa langue tribale. C'est cette hybridation linguistique et culturelle que Résister en dansant nous fait découvrir.





« SE RÉGALER D'HISTOIRES



Le plus long mot en ojibwemowin – minibaashkiminasiganibiitoosijiganibadagwiingweshiganibakwezhigan -

une pleine bouchée de lettres (66 pour être exacte).

Pas un nom, mais un procédé :

il commence avec le cadeau miin de la terre

la récolte que nous faisons (lèvres et doigts sucrés teintés de bleu),

conscients de notre identité d'habitants du nord, des saisons

à la fois maigres et abondantes, nous confectionnons des vivres

pour l'hiver - baashkiminisigan,

ces réserves douces gélifiées, disposées en couches (biitoosijigan)

comme les souvenirs des jours d'été, pour nous isoler grâce à leur chaleur,

oui, les baies reposent la face couverte badagwiingweshigan

par ce manteau de savoir très ancien, notre pain, notre bakwezhigan.

Ce qui pour finir nous nourrit durant les longues soirées d'été

ou durant l'hiver parfumé de pin

ce qui enflamme la plénitude est la mesure et la mémoire de la

fabrication lente -

pas seulement le goût, mais l'histoire que nous appelons

tarte aux myrtilles »





Dans ses poèmes, l'écrivaine s'empare des mythes et de la culture amérindiens mais aussi de l'histoire traumatique de la nation indienne, profondément marquée par le passé colonial. Tous témoignent d'une notion constitutive dans la littérature amérindienne, la conscience du Survival, de la survie : « Les auteurs indiens sont très conscients d'être les héritiers des nations qui, soit ont disparu entièrement, soit ont été sur le point de l'extinction. » :





« Non, restons suspendues ici, lambinons

à la recherche d'un moment ambré pendant que les notes étincellent

doucement capturées dans les chants de la flûte incrustée de turquoises -

la partition d'un passé que nous annottons ensemble.

Toujours pas de mots murmurės au-delà de ces images des ancêtres

restées intactes, peintes sur le rocher : soleil, oiseau, chasseur.

Traits spirituels qui nous soudecuivrent à un infini.

Endurance. Ta suspension. La mienne.

Avant le plancher de notre devenir.

Il se pourrait que même les poètes doivent apprendre le silence,

cette innocence, cet espace avant que de parler. »





En contrepoint de l'histoire tragique du peuple amérindien, dans des textes d'une rare beauté, l'auteure bâtit une poétique que la nature lui insuffle. L'écrivaine célèbre le lien inaliénable qu'elle entretient avec la spiritualité que son peuple a scellée au coeur du vivant :



« (…)

immobile, reflète

comme la mémoire dédouble

toi ici et toi parti

maintenant appuyé mains sur les hanches

un message de criquet

musicien métriquement codé

dans le rythme de mes propres bras

gauche-droit pagayant

comme si je pouvais te trouver

dans l'entonnoir de chaque frappe

dans l'écluse bleue du temps.



Et de nouveau la lumière ravit mon souffle

scrutant cet espace

où la corniche rocheuse se dissout en cascades

de couleurs gris, rouille et vert-mousse

qui transforme sans effort la lisière de l'eau

dégringolant tête la première dans la répétition

dépliant l'image du miroir

dans l'insondable reflet de l'éternité

jusqu'à ce que, à ce moment, j'oublie

de quel côté de la vision

se trouve la simple réalité.

(…) »





Dans le prolongement de l'évocation de ses origines, de la culture et de la langue anishinaabe données en héritage, Kimberly Blaeser se montre critique face à un monde gangréné par le capitalisme, l'inertie face aux enjeux climatiques, des thèmes qui viennent en contrepoint de la disparition inévitable des peuples amérindiens, d'un monde qui ne s'imagine plus que dans son rapport au présent, à l'immédiateté.





Ce recueil en version bilingue de Kimberly Blaeser est une petite merveille de poésie.

Dans une écriture intuitive et naturaliste, la poétesse offre un aperçu très intime de la vie et de la culture amérindiennes qui témoigne d'un activisme, d'un engagement qui n'est pas que littéraire.



La lecture de « Résister en dansant / Ikwe-niimi: Dancing Resistance » est pleine de résonnances qui se fraient toutes un chemin entre les lignes et les pages. Elles sont un hommage à la mémoire et à la culture d'un peuple en train de disparaître, de se diluer dans une culture uniformisée, mais aussi à une nature dispensatrice de biens et de mystères qu'il nous faut plus que jamais tenter de préserver.



Entre mémoire et bienveillance, la poésie de Kimberly Blaeser s'est fait une place. Une très belle place.



.

Commenter  J’apprécie          222
Résister en dansant

De Kimberly Blaeser, vingt-et-un poèmes contemporains de la nation amérindienne anishiinabe, bouleversants de précision politique, de justesse humaine et de souffle combattant.



Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2021/04/12/note-de-lecture-resister-en-dansant-kimberly-blaeser/



Sur un terrain pas si éloigné bien entendu de celui parcouru par le cinéaste Michael Apted dans son exceptionnel « Cœur de tonnerre » (1992), autour du sort des réserves indiennes aux États-Unis, de l’incident de Pine Ridge et de l’occupation de Wounded Knee, ou même de celui, multiforme, hantant les rêves aussi bien de John Trudell que de Stéphane Le Carre, terrain maudit de la spoliation et de l’éradication aussi méthodiques que débridées des Américains natifs par les envahisseurs européens bien équipés de leurs certitudes religieuses et de leurs avidités déguisées en soifs de liberté, Kimberly M. Blaeser apporte au fil de ses poèmes élégamment rageurs plusieurs notes essentielles.



Tout d’abord, comme en écho au William T. Vollmann entrechoquant le passé et le présent, dans « Les fusils » ou dans « Argall » et « Fathers and Crows » (deux des « Sept Rêves » non traduits en français à ce jour), ou à l’Éric Plamondon de « Taqawan », il s’agit bien, face aux négationnistes ou aux simples « fatigués » de tout poil, de rappeler et de souligner la contemporanéité et l’actualité de la spoliation : le génocide est ancien, la privation des droits l’est beaucoup moins, et l’oppression socio-politique n’a pas disparu.



Ensuite, sur un chemin parallèle à celui retenu par John Keene dans ses « Contrenarrations », en matière d’afro-américanisme, ou comme l’élaboraient les Wu Ming de « Manituana », et avec ici un rare bonheur dans le maniement du jargon juridique et pseudo-juridique de l’appropriation illégitime (au bonheur des traités), de rappeler encore, et d’affirmer clairement, que la spoliation est aussi – et parfois surtout – affaire de narration et de langage.



Enfin, en une émulation inattendue et symbolique du travail du sous-commandant Marcos, non les armes à la main mais l’imagination mythographique en action (dans « Don Durito de la forêt Lacandone », par exemple), en parfaite résonance aussi, à nouveau, avec les Wu Ming du « Nouvel épique italien », il s’agit bien d’inventer d’autres voies de revanche et de résistance a posteriori, sans contrainte folklorique et en adéquation avec une nature nécessairement conçue autrement (et l’on songera peut-être ici aux chemins d’émancipation, incertains et magnifiques, tracés par la Marie-Andrée Gill de « Béante », de « Frayer » ou de « Chauffer le dehors »).



Et c’est bien ainsi que la poésie constitue un combat tout de beauté et de subtilité.
Lien : https://charybde2.wordpress...
Commenter  J’apprécie          40

{* *}