AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Livres populaires voir plus


Dernières parutions


Dernières critiques
J'ai épousé un maître de Nô





Le récit démarrre par la vie au Liban, dans les années 70, quand le pays est en guerre. Les souvenirs d’enfance de la jeune Madeleine ont été effacés par ces années de guerre. Elle se souvient surtout de ses soucis de santé qui l’ont amenée à avoir des prothèses auditives dès l’aĝe de douze ans. Elle fuit la guerre et quitte le Liban pour se réfugier chez sa soeur aînée mariée à un Japonais. Elle y passe un an et rencontre Naohiko mais ignore qu’il fait partie d’une grande famille de maîtres de Nô. Elle retourne passer son bac au Liban puis se lance dans des études en informatique (un domaine nouveau à l’époque où tout est à explorer) à Londres puis en Californie. Elle rentre précipitamment au Liban au décès de son père à soixante ans puis décide de poursuivre ses études au Japon… Naohiko toujours amoureux d’elle lui fait rencontrer sa famille et par la même occasion tout l’univers du Nô qu’elle avait découvert lors d’un spectacle à dix-sept ans.



Lorsque Naohiko me demanda en mariage, je craignis de ne pas pouvoir m’adapter à une culture si différente, d’autant plus que j’ignorais tout des valeurs familiales et du rôle que j’aurais à jouer dans la perpétuation d’un héritage transmis de père en fils depuis 1416. Cela me semblait lourd à porter. Mais Naohiko me rassura, affirmant que je n’avais pas à m’en faire. Je fus touchée lorsqu’il m’écrivit un jour : « Je t’en prie, ne te préoccupe pas trop de la société Nô. Elle est irréelle et sans substance. Et quand bien même elle serait réelle, son pouvoir n’aurait pas d’emprise sur nous. C’est notre propre univers, à toi et à moi, qui sera au cœur de tout. »



La deuxième partie du livre est donc consacrée au Nô, à ses codes et au jeu de Naohiko.



Elle offre dans ce livre une belle définition du Nô :



Le Nô est considéré comme étant la plus ancienne tradition théâtrale encore pratiquée de nos jours. Cette forme de drame lyrique, qui inclut la danse, la musique, l’art dramatique et la narration, a été créée par Kan’ami et son fils Zeami au XIVe siècle, à l’ère Muromachi (1336–1573). C’est en 1975, lors de ma toute première visite au Japon avec ma famille, que j’ai découvert le Nô. J’avais dix–sept ans et je ne connaissais rien à cet art, mais je fus tout de suite captivée par sa sophistication. Inexplicablement, sa sérénité et sa musique envoûtante m’allèrent droit au cœur. Je me sentais transportée dans un autre monde, celui du Japon ancien – du moins ce que j’imaginais être le Japon ancien. Je crois que le Nô apportait du réconfort à la jeune femme que j’étais, encore éprouvée par la guerre. Avec ma famille, j’avais assisté à des représentations de Kabuki, de Bunraku et de Nihon Buyo, d’autres arts dramatiques japonais anciens, mais aucun ne me toucha comme le Nô. Peut–être est–ce aussi lié au fait que, petite, je me réveillais souvent au son des opéras que faisait jouer mon père ; après tout, le Nô est souvent considéré comme l’« opéra japonais ».

À la différence de la plupart des étrangers, ce ne sont pas les costumes de soie élégants et colorés et les masques singuliers qui m’impressionnaient le plus ; j’étais surtout fascinée par l’ambiance solennelle du Nô, par le contraste entre les gestes posés des acteurs et l’énergie à peine contenue de la musique, par la subtilité des mouvements eux–mêmes, par la dignité et la maîtrise des artistes et par la douce grâce qui flottait dans l’air, le tout sous–tendu par les philosophies Nô yûgen (幽玄) et myo (妙), comme je l’apprendrais plus tard.

Le yûgen vient du taoïsme. Il évoque « le sens profond, mystérieux de la splendeur de l’univers et de la beauté triste de la souffrance humaine » (Benito Ortolani). Le caractère chinois yû (幽 ) signifie flou, impénétrable, imperceptible, et gen ( 玄), la profondeur, voire l’obscurité. Quant au concept myo, c’est la chimie, la connexion qui se produit parfois entre le public et les acteurs. C’est ce que j’ai ressenti lors de ma première rencontre avec le Nô.



Et elle explique la discipline que nécessite cet art exigeant et les prouesses qu’effectuent les maîtres de Nô !



Dans le Nô, l’exécution juste de la chorégraphie est un accomplissement en soi. Chaque geste vise à émouvoir et à transporter le spectateur. Selon Zeami, l’acteur doit faire preuve de discipline pour atteindre le plus haut niveau de « virtuosité physique, vocale et spirituelle » afin d’accéder à hana (花). Hana, un mot qui signifie fleur en japonais, est l’un des plus remarquables concepts de la philosophie de Zeami : c’est l’aura culminante de l’acteur, le degré ultime de son art. Zeami évoque la grâce de la fleur, qui conserve sa beauté malgré ses constantes transformations, même lorsqu’elle perd ses pétales.



L’effort physique est impressionnant :



Il y a plusieurs façons d’évaluer le style et la maîtrise. Bien souvent, les gens ne se rendent pas compte de l’effort physique et de la concentration qui sont exigés des acteurs Nô. Dans le cadre d’une émission de télévision intitulée « Universe Within », la NHK a enregistré le rythme cardiaque de Naohiko à l’aide d’un appareil Holter pendant une répétition de la pièce Dojoji. Son rythme cardiaque normal est de 60 à 70 battements par minute, mais à l’apogée de sa performance, il a atteint 240 battements/minute. C’est plus que celui d’un athlète qui court au maximum de sa vitesse, même si les mouvements de Naohiko étaient contenus. Cette expérience a permis d’illustrer l’intensité de la concentration requise d’un acteur Nô. Elle a également montré combien les apparences peuvent être trompeuses : un air serein peut cacher un tumulte intérieur.



La troisième permet un voyage dans le temps et dans l’espace. L’histoire d’abord avec l’arrière grand-père de Naohiko qui consacra sa vie à la sauvegarde du Nô alors en péril :



Minoru Umewaka (1828–1909) est l’arrière–grand–père de Naohiko. Avec Hôshô Kurô Tomoharu et Sakurama Banma, il était l’un des trois maîtres de Nô de l’ère Meiji. Dans une entrevue accordée au Japan Times, Naohiko décrit ainsi la contribution de son aïeul à l’art du Nô : « Le Nô bénéficiait du patronage du shogunat ; il était réservé à l’élite. Cependant, après le renversement du shogun en 1868 et la disparition de ce système de gouvernement, le Nô traversa une période difficile. La plupart des acteurs quittèrent Edo et se réorientèrent vers d’autres métiers. Mais mon arrière–grand–père Minoru refusa d’abandonner ; il demeura à Edo, où il bâtit le premier théâtre à entrée payante. En offrant aux acteurs la possibilité de jouer devant un nouveau public, il les fit revenir dans la capitale. »



Naohiko quant à lui développe de nouvelles formes de Nô afin de faire connaitre et apprécier cet art au plus grand nombre dans et à l’extérieur du Japon, ce qui n’est pas toujours facile tant l’univers du Nô est codifié !



Suivant les traces de son arrière–grand–père, Naohiko s’engagea à rendre le Nô encore plus accessible au grand public, y compris aux non–Japonais, et il s’y employa notamment en produisant des œuvres novatrices à une époque où il était encore pratiquement impensable de faire de telles expériences avec le Nô. Tout en continuant à présenter des pièces traditionnelles, il décida, après avoir obtenu son diplôme universitaire, de se concentrer sur la création de shinsaku, de nouvelles œuvres de Nô. Dans ses mises en scène, les formes et les mouvements, les kata, suivent fidèlement la gestuelle consacrée, mais le récit est souvent d’inspiration étrangère. Naohiko est convaincu que l’innovation – et la capacité de toucher un nouveau public – est ce qui assurera la pérennité du Nô. « Je crois que, tant que je resterai fidèle à l’esthétique transmise par mon père, je pourrai m’éloigner du courant dominant. »



Madeleine quant à elle consacre toute son énergie à la promotion au Japon et à l’international, tout en s’occupant de leurs deux enfants. De nombreuses pièces sont produites et les voyages se multiplient de Londres à Sidney, de la Tunisie au Brésil. Une tâche titanesque comme le montre cet extrait :



Ma mission consiste à faire connaître le Nô au Japon et à l’étranger. Pour cela, j’interviens dès l’étape de la planification. J’envoie le portfolio de Naohiko au producteur, m’assurant qu’il contient des photos et des vidéos de diverses performances. Dès que les détails préliminaires sont fixés, je participe aux discussions sur les cachets, les prospectus et l’organisation des conférences–démonstrations.

Le jour de la représentation, je garde un œil sur les réservations et m’occupe des invités. Si des dignitaires assistent à la performance, je me dois d’être particulièrement vigilante. Lorsque Sayako Kuroda (la fille de l’Empereur Akihito, qui était à cette époque la princesse Sayako de Nori) accepta mon invitation à assister à la pièce Takayama Ukon, je dus réserver plus de dix places pour ses gardes du corps et assurer la coordination de la couverture de presse avec une vingtaine de membres des médias.

Après les performances, j’organise un dîner avec les acteurs, les producteurs et d’autres invités. Si la pièce est présentée à l’étranger, je m’occupe du déplacement et de l’hébergement des acteurs, ainsi que de leur visa, au besoin. Les Japonais sont très minutieux ; je dois donc l’être aussi, dans tous les aspects de mon travail.

Lorsqu’une nouvelle pièce est montée, je dois veiller à la confection des costumes, ce qui implique de contacter les artistes qui souhaitent collaborer avec Naohiko, de planifier les réunions et de gérer les collaborations. Dans le cas des pièces shinsaku, la création de costumes originaux apporte un élément essentiel ; c’est pourquoi nous travaillons souvent avec des créateurs de mode réputés, comme Hanae Mori, Junko Koshino et Kubota Itchiku.



La quatrième partie est consacrée aux deux enfants biculturels et à leur évolution au fil des années et des lieux où ils ont vécu. Leurs premiers pas dans le Nô dès l’âge de trois ans comme le veut la tradition, leur vie à Londres, au Japon, les différentes langues, les différentes écoles, une place à trouver, à créer.



La dernière partie du livre est consacrée à sa mère si dynamique et indépendante mais qui souffre à la fin de sa vie de démence fronto-temporale et s’installe au Japon avec eux. Des souvenirs touchants et émouvants.



Un très beau livre multifacettes pour une histoire passionnante au coeur du Nô.


Lien : https://www.journaldujapon.c..
Commenter  J’apprécie          10

{* *}