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Le secret de Gertrude

Chroniqueur délicat et attachant de la Belle-Époque, André Theuriet demeure une intarissable source d'enseignements sur la France provinciale sous la IIIème République, dont il a décrit avec réalisme la lente métamorphose, bardée de doutes, d'hésitations, de replis réactionnaires et d'idées résolument nouvelles. Hélas, ces idées progressistes si ardemment défendues, en son temps, par un André Theuriet soucieux de démontrer et de convaincre, font aujourd'hui partie des acquis si profondément ancrés de notre société moderne que nul ne saurait s'intéresser à ce que fut leur mise en place sociale, et encore moins s'imaginer qu'elles purent poser une foule de problèmes.

Et voilà comment la postérité traite de manière terriblement ingrate les prosélytes les plus exemplaires, que leurs propres causes, finalement adoptées par tous, relèguent aux oubliettes une fois qu'elles font partie des meubles. Et pourtant, même si ses thématiques sont dépassées, André Theuriet gagne à être redécouvert et relu, d'abord parce que c'était un immense écrivain dont le style à la fois sobre et poétique reste passionnant et émouvant, et ensuite, parce que c'est un fin psychologue qui connaît bien la nature humaine, ses paradoxes, ses tiraillements, ses névroses. Ainsi, même si les progressistes et les conservateurs de son temps se disputaient au sujet de causes désormais sans objet, leurs figures nous sont familières et nous renvoient à leurs équivalents dans notre siècle. D'ailleurs, cette France de nos grands-parents, de nos arrière-grands-parents, voire arrière-arrière- grands parents, nous est immédiatement reconnaissable, comme le sont ces maisons de campagne où l'on allait enfant durant les vacances, et où l'on se promène, bien des années plus tard, mûrs et urbanisés, avec la joie de retrouver quelque chose de presque inchangé dans ce monde frénétiquement mobile aux modes éphémères.

André Theuriet en est par ailleurs lui-même le reflet idéal : cet écrivain prolifique connût un succès remarquable, servi par une fidélité sans bornes à son éditeur Alphonse Lemerre. Ses livres sont encore, pour la plupart, assez facilement trouvables dans les vides-greniers ou chez les bouquinistes. Pour quelques euros, on peut s'offrir un voyage plaisant dans la province de la Belle-Époque, en compagnie d'un conteur bienveillant et doté du talent rare de savoir se renouveler avec bonheur, malgré un décor généralement prévisible, des personnages communs, des histoires simples, où se heurtent l'amour, l'argent, la morale et la corruption.

André Theuriet, c'est souvent un peu la même chose, mais ça n'est jamais exactement pareil, comme toutes ces bourgades ou villages de France, où il y a tant à découvrir malgré les apparences. Et parfois, sans rien changer de fondamental à sa recette, André Theuriet fit un pas de côté, et signa des oeuvres tout à fait atypiques, comme ses recueils de contes, destinés aux enfants, ou comme « L'Affaire Froideville », étonnant portrait au vitriol de l'administration ministérielle.

« le Secret de Gertrude » (1890) est l'une de ces curiosités : un roman intimiste, rural, présenté dans une édition luxueuse colossale (2 kilos), avec dorures et reliure de cuir, illustrée de 75 eaux fortes signées par le peintre Louis-Émile Adan, élève d'Alexandre Cabanel à l'École des Beaux-Arts.

C'est l'un des rares romans d'André Theuriet qui ne soit pas publié chez Alphonse Lemerre, mais chez un éditeur de livres d'art, H. Launette & Cie. André Theuriet y avait déjà publié en 1888, avec un certain succès, un éloge de « La Vie Rustique », illustré par le graveur prodige Clément-Édouard Bellanger.

Sans y être directement lié, « le Secret de Gertrude » est donc un roman "rustique", qui se voulait un prolongement du précédent essai, mais ne semble pas avoir connu le même succès. Il est vrai que le travail littéraire et graphique était ici plus compliqué : il ne s'agit pas de scènes de genre de la vie paysanne, mais d'un récit et d'une narration, dont l'illustrateur devait croquer certaines scènes déterminantes.

Seul problème, André Theuriet est un écrivain charmant, mais ses romans sont d'ordre sentimental et psychologique, et n'ont donc rien de spectaculaire. L'écrivain a pourtant tenu à mâcher le travail du peintre, et ce roman abonde de descriptions détaillées, avec parfois des précisions visuelles qui, à notre époque, évoquent curieusement les story-boards pour le cinéma. Mais comme ce roman, en dépit de ses dimensions (28 x 21cm) ne fait que 208 pages, et encore en assez gros caractères, ce qu'André Theuriet développe en descriptions est donc sacrifié sur le plan de l'action et des rebondissements, ce qui ne devait pas non plus faire l'affaire du dessinateur.

Toute l'action se passant entre la ville de Bar-Le-Duc et le petit village de Lachalade, situé à trente kilomètres au nord (et existant réellement), il est donc surtout question de représenter gens qui parlent, de gens qui marchent seuls dans la campagne, desgens qui se regardent en chiens de faïence, et des femmes dans une boutique de chapelier. Pas de courses-poursuites, pas de bagarres, pas de scènes d'amour, pas de meurtres, à peine un petit accident en forêt : Allez donc pondre 75 gravures avec un programme pareil, tout cela pour un ouvrage extrêmement luxueux, mais racontant l'histoire d'une famille pauvre qui ne songe qu'à s'enrichir.

Pour autant, malgré ces éléments et sa brièveté, « le Secret de Gertrude » est un roman tout à fait agréable à lire, très calme, très rustique, très apaisant.

Dans le village de Lachalade, la famille de Mauprié est en froid avec l'oncle Renaudin, qui habite la maison à côté. Les Mauprié sont constitués de la mère, Mme de Mauprié, de ses deux filles (anecdotiques), du fils aîné Gaspard, du fils cadet Xavier, et enfin, de la petite cousine Gertrude. C'est une famille d'artisans-verriers jadis anoblis, mais qui s'est laissée vivre sur son patrimoine durant deux générations, suffisamment pour tout dépenser et retourner à la pauvreté, sans plus avoir le courage d'en ressortir par le travail.

C'est d'ailleurs pour cela que les Mauprié ont recueilli la petite cousine Gertrude, dont les parents sont morts, afin qu'elle leur serve de bonne à tout faire. Gaspard s'est fait braconnier pour nourrir sa famille, laquelle, stoïquement, attend la mort du richissime oncle Renaudin, dont elle sera héritière, et qui lui permettra de retrouver son standing. Cette attente cynique, à peine voilée, a provoqué, il ya déjà de nombreuses années, la colère de l'oncle Renaudin, qui ne doit sa richesse qu'au fait d'avoir toujours travaillé et économisé avec abnégation et sacrifice. Il ne peut pas déshériter ses indignes cousins, mais il n'est pas obligé de les fréquenter de son vivant. Les Mauprié, de leur côté, partagent chaque jour des propos orduriers et haineux sur l'oncle Renaudin, qui vit bien trop vieux à leur goût.

Seule Gertrude échappe à cette ambiance sordide. Méprisée et houspillée par ses cousines, elle ressent une sympathie instinctive pour ce vieil oncle dépeint comme un grippe-sou, mais qui ne laisse rien paraître de sa fortune et semble souffrir d'un certain isolement. Désobéissant à sa famille, elle se rapproche de Renaudin, lequel, dans un premier temps, se méfie d'elle. Mais au fil des semaines et des mois, le vieil homme est ému par la candeur et la gentillesse de cette toute jeune fille de 16 ans, à la blondeur virginale, et qui, elle aussi, souffre d'une écrasante solitude au sein même de sa famille. Ponctuellement, et en cachette des Mauprié, elle vient prendre le thé, quelques heures, en compagnie du vieillard attendri.

Un jour, Gaspard Mauprié découvre que Gertrude est au mieux avec l'oncle Renaudin. Dans la famille, c'est un scandale. Comme les gens mesquins ne veulent jamais croire que d'autres ne le sont pas, ils soupçonnent Gertrude de vouloir se faire coucher sur le testament du vieillard, on ne sait trop de quelle manière vicieuse. Pour Mme de Mauprié, il faut chasser cette gueuse aux airs de mijaurée, mais Gaspard tempère. Pourquoi la chasser ? Il suffira à Gaspard d'épouser Gertrude, tout simplement, et d'ailleurs, qui d'autre voudrait de cette petite souillon ? Comme ça, par son biais, il pourra mettre la main sur le magot en temps et en heure.

Bien évidemment, Gertrude est horrifiée par l'attitude de sa famille. « La Vie Rustique », c'est peut-être bien, mais les moeurs rustiques, c'est autrement plus sordide : peut-être est-ce là le message sous-jacent de ce roman.

Ne voulant ni rompre contact avec Renaudin, ni supporter les remarques de sa famille, Gertrude décide de partir à Bar-Le-Duc y chercher un travail, afin de ne plus dépendre de personne. Renaudin, ému et admiratif de cette décision, donne à Gertrude l'adresse d'une chapelière qu'il connaît un peu.

Un matin d'hiver, Gertrude monte donc dans l'express Lachalade/Bar-Le-Duc (c'est-à-dire la carriole du père Herbillon tirée par un mulet), et va s'installer à Bar-Le-Duc.

Habile de ses mains, la jeune Gertrude trouve vite sa place à la chapellerie où Renaudin l'a envoyée, mais elle y découvre les revers sinistres du monde du travail : patronnes autoritaires, clientes acariâtres, collègues jalouses et médisantes… D'autant plus que Gertrude est jeune et jolie, ne reçoit pas de visites de sa famille, ne semble pas avoir de fiancé… Tout ça est louche, pour qui veut obstinément voir du louche...

À défaut de fiancé, Gertrude reçoit quand même la visite de Xavier de Mauprié, le frère cadet de Gaspard. le jeune homme est sabotier, et vivait déjà dans sa propre maison la majeure partie du temps. Gertrude lui manque sincèrement, et il vient la voir chaque dimanche.

Mais un matin, c'est la catastrophe ! La servante de Renaudin vient voir Gertrude, et lui apprend que son oncle est à l'agonie et demande urgemment à la voir.

Rapidement parvenue à Lachalade, grâce au coupé de la servante, Gertrude trouve Renaudin sur son lit de mort, et celui-ci lui fait une étonnante révélation : jeune, il a eu hors mariage une petite fille dont il est sans nouvelles. Il ne connaît que son nom, Rose Finoël, et il sait qu'elle habite à Bar-Le-Duc, dans des conditions apparemment précaires. Il laisse un testament où il la nomme sa légataire universelle, moins sa maison – qu'il lègue aux Mauprié, histoire qu'ils aient quelque chose – et moins une somme confortable pour Gertrude, afin qu'elle lui serve d'exécutrice testamentaire.

La révélation par le notaire de ce testament, une fois Renaudin disparu, est une nouvelle raison pour les Mauprié de maudire leur cousine. Ils interdisent même dorénavant à Xavier de lui rendre visite. Quant à la maison de l'oncle, ils n'en ont cure, ils préfèrent la leur, et refusent l'héritage. Ils ne le savent pas, mais ils viennent malgré eux de rendre un immense service à Gertrude.

Celle-ci, en effet, de retour à Bar-Le-Duc, parvient à dénicher Rose Finoël dans une chambre misérable. La quadragénaire vit seule avec son bébé, abandonnés par le père, mais elle est gravement malade, et va bientôt mourir. Elle confie à Gertrude son bébé, qu'elle a eu quelques mois plus tôt, une petite fille qui, de ce fait, devient la nouvelle légataire universelle de l'oncle Renaudin.

Dans un premier temps, et puisqu'elle en a les moyens, Gertrude place l'enfant en nourrice et reprend son travail à la chapellerie. Mais dans les petites villes, tout se sait, et bientôt la patronne et les collègues de Gertrude apprennent qu'elle cache un enfant chez une nourrice. Un enfant eu sans doute avec un voyou de passage, naturellement ! Hors de question de garder à la chapellerie une fille de mauvaise vie entretenant son enfant du pêché !

Renvoyée sans même qu'on écoute ses justifications, Gertrude réalise qu'elle n'a plus rien à faire à Bar-Le-Duc, et puisque la maison de l'oncle Renaudin est désertée, elle la reprend pour elle. Elle y élèvera la fille de Rose Finoël.

Mais ses ennuis sont loin d'être terminés : à Lachalade aussi, on reste ébahi de voir Gertrude revenir avec un enfant en bas-âge, d'autant plus que, de peur que les Mauprié ne se saisissent de l'enfant pour lui faire un mauvais sort, elle se garde de dire d'où vient cet enfant. Elle dit juste que ce n'est pas le sien, mais évidemment, personne dans le village ne la croit. Même Xavier ne peut s'empêcher d'émettre publiquement des doutes…

Au final, Gertrude trouvera par elle-même la solution : les papiers de Rose Finoël et de son enfant, assortis des détails précisés dans le testament de Renaudin, permettent de certifier que l'enfant est bien la petite-fille de Renaudin, et par conséquent,devient sa légataire universelle. Grâce à l'aide d'un notaire, Gertrude se fait désigner comme tutrice de l'enfant, et s'engage à gérer sa fortune jusqu'à sa majorité. Elle convoque alors les Mauprié et, devant eux, déchirent le testament de l'oncle Renaudin. Elle leur donne la moitié de la fortune de l'oncle, à condition qu'ils renoncent pour toujours à l'autre moitié. L'oncle Renaudin était vraiment très riche, aussi c'est une bonne affaire pour tout le monde, et à défaut de s'estimer réellement, on fera désormais bonne figure de part et d'autre.

Seule Gertrude, finalement, sacrifie son destin : elle qui voulait travailler, se marier et avoir des enfants, elle se condamne elle-même à élever seule l'héritière de l'oncle Renaudin. Heureusement pour elle, Xavier ne cache pas qu'il se moque du qu'en-dira-t-on, et qu'il est prêt à épouser Gertrude, et à offrir ainsi à cet enfant un père aimant.

On peut trouver que tout cela déborde sans doute trop de jolis sentiments, mais il n'empêche, pour son époque, « le Secret de Gertrude » était assez audacieux, tant dans ce portrait âpre et réaliste des habitants de ce coin de Meuse qu'André Theuriet connaissait bien pour y avoir passé son enfance, que par cette « happy end » qui célébrait tout de même un mariage peu orthodoxe autour d'un enfant adopté.

Louis-Émile Adan avait, auparavant, illustré les recueils de contes d'Alphonse Daudet : il est possible qu'André Theuriet se soit laissé influencer par ce précédent, car indéniablement, malgré une relocalisation au nord-est, « le Secret de Gertrude » évoque le réalisme triste et paroissial de plusieurs récits initiatiques et moraux d'Alphonse Daudet, notamment « le Petit Chose » (1868), qui se penchait semblablement sur la difficulté d'une jeune personne très morale, confrontée aux mesquineries et aux corruptions du monde des adultes.

Néanmoins, André Theuriet a son propre style, ses propres idées, et surtout, un sens inné de l'atmosphère. Car il y a une ambiance particulière dans ce court roman. La solitude de Gertrude, sa volonté d'écouter son coeur et son devoir, quand bien même cela lui vaut toutes les hostilités de ceux qui l'entourent, s'inscrivent dans la tradition du conte réaliste pour la jeunesse du XIXème siècle, tout en faisant résolument l'impasse sur la religion et son éventuel secours. « le Secret de Gertrude » est précisément le récit d'une jeune femme qui découvre, bien malgré elle, que la morale religieuse ne correspond à rien de réel, et qu'en se montrant pure et honnête, on s'attire irrémédiablement la haine de ceux qui en sont incapables.

Prônant finalement l'individualisme au service de la raison et de la droiture, André Theuriet signe ici un conte éducatif pour enfants de 7 à 77 ans, d'une grande poésie lucide et d'une grande force politique, en dépit d'un manichéisme souvent trop simpliste et d'une bienveillance humaniste de façade, qui cache difficilement le regard amer et misanthrope qu'André Theuriet portait sur ses contemporains.
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