| krumeich le 19 novembre 2015
1ère Journée
DIMANCHE 19 MAI
“ ... Nous vous rappelons enfin, avec la plus grande insistance, que :
- tout déplacement hors du périmètre d’hébergement qui vous a été affecté pour la durée de votre séjour
- ou toute tentative visant à abandonner, modifier ou détruire la montre-bracelet qui a été fixée à votre poignet
- entraînerait automatiquement, et dans les minutes qui suivraient un tel acte, votre décès par injection létale.
Toutefois ...”
Adam referma brutalement le petit opuscule de papier recyclé. Ce geste agacé produisit un petit claquement sec qui lui fit prendre conscience de l’état d’inquiétude dans lequel il se trouvait. Les conditions de vie qui l’attendaient étaient si inhabituelles qu’il lui était difficile de s’imaginer comment il les percevrait dans leur vécu quotidien. Elles étaient, pourtant, minutieusement décrites dans ce “Manuel de vie” qui lui avait été remis au moment de l’embarquement et qu’il ne cessait de rouvrir et de refermer comme un élève qui ne sait pas parfaitement sa leçon.
Ce qui l’inquiétait surtout, c’était le fait de se retrouver dans un environnement social composé uniquement de délinquants de la pire espèce. Quant à la montre, bien qu’il l’ait déjà portée pendant près d’un an et qu’ordinairement il n’y ait plus prêté attention, elle l’angoissait à nouveau: sa vie ne dépendait-elle pas, malgré les nombreux systèmes de sécurité, de la fiabilité des dizaines de circuits électroniques miniaturisés assurant le fonctionnement de la montre, des ordinateurs avec lesquels elle était en liaison et des satellites de positionnement qui le surveillaient.
Il leva machinalement les yeux vers le ciel où brillait un soleil si éclatant qu’il dut brusquement fermer les paupières et baisser la tête.
Lorsqu’il les ouvrit à nouveau et tandis que sa vue retrouvait peu à peu son acuité il se rendait compte qu’un homme d’une soixantaine d’années, hirsute, barbu, portant de grosses lunettes fumées et, semblait-il, à la propreté douteuse, avait l’air de le dévisager. Pourtant ce dernier détourna rapidement son regard et fit quelques pas pour se mêler à la foule. Sur le moment, Adam eut l’impression que cet individu ne lui était pas inconnu mais, en y réfléchissant bien, comment et où aurait-il pu faire la connaissance d’un tel personnage qui n’appartenait manifestement pas à la même classe sociale que lui. Après tout, l’avait-il peut-être rencontré dans les locaux de la Police, au Palais de Justice ou ailleurs...
Sans s’attarder plus longtemps sur cet incident, il se fraya un chemin à travers la centaine de personnes qui occupait le pont du bateau pour aller s’accouder au bastingage dans l’espoir de bénéficier d’un peu plus d’air et de jouir d’une intimité relative qui lui faisait cruellement défaut depuis son incarcération. Heureusement, rares étaient ceux qui, pour des raisons similaires, s’étaient éloignés du groupe et étaient venus contempler l’océan. La plupart des autres passagers, bien que ne conversant que très peu entre eux, préféraient rester ensemble, peut-être avec l’impression illusoire d’un soutien moral mutuel de la part de leurs compagnons d’infortune. De même, la majorité des femmes constituait un groupe bien à-part, un peu plus animé que celui des hommes qui, eux, semblaient plus soucieux et plus affectés par leur future situation. Il y avait aussi deux ou trois chiens, allongés sur le plancher du pont, le museau entre les pattes, avec dans les yeux la même tristesse et la même inquiétude que leurs maîtres. De temps en temps, le miaulement plaintif d’un chat s’échappait d’une cage, seul bagage-à-main toléré.
La lassitude plus que la fatigue lui fit courber le dos et baisser la tête si bien qu’il ne vit plus ni l’horizon radieux ni la houle bleue mais seulement l’écoulement frangé d’écume de l’eau verte le long de la coque grise parsemée de points de rouille du vieux bâtiment militaire qui les transportait. Il se prit à penser qu’un tel navire avait vraisemblablement été construit au siècle dernier et qu’il était, bien entendu, propulsé par un moteur diesel dont les vibrations se propageaient jusque dans ses jambes. Il venait seulement de les ressentir. C’est qu’il avait en tête des idées bien plus préoccupantes qui ne pouvaient laisser place à ce genre de sensations sans importance. Son cerveau était saturé de questions auxquelles il ne pouvait apporter de réponses et il cherchait vainement à s’en échapper. En d’autres circonstances, ce court voyage en mer, à faible vitesse et par ce moyen de locomotion obsolète, aurait été assez agréable et aurait eu plutôt tendance à diminuer voire supprimer un éventuel état de stress. Mais, en l'occurrence, bien au contraire, sa relativement longue durée l’exaspérait et il se sentait bizarrement impatient de se trouver complètement plongé dans ses nouvelles conditions de détention.
Il y avait environ une heure, estimait-il, qu’ils avaient quitté le port et l’île n’était toujours pas en vue! Elle n’aurait pourtant pas dû se situer si loin que cela de la côte car plus loin se trouvaient des hauts fonds qui en auraient rendu l’implantation sinon impossible du moins trop coûteuse. Cinquante ans auparavant, elle aurait été un peu plus proche du rivage car, avec la fonte d’une grande partie des glaces antarctiques, l’étendue des bas-fonds littoraux s’était accrue de quelques centaines de mètres par endroit. Seules les côtes rocheuses et escarpées avaient été épargnées. Son statut de professeur d’histoire, spécialiste reconnu du vingtième siècle, l’amenait involontairement à faire souvent référence à cette époque qu’il affectionnait particulièrement.
Les bulles d’écume semblaient glisser si vite le long du flanc du navire et cependant celui-ci paraissait progresser avec une lenteur agaçante. Il se prit à remarquer que le temps, et donc la vitesse, étaient vraiment relatifs à l’échelle de l’espace considéré par l’observateur. Les huit années qu’il était condamné à passer en exil sur cette île, allaient-elles être à l’image de cet apparent paradoxe? Huit ans! Enfin non, plus que sept maintenant. Cela lui paraissait quand même si long! Mais les jours s’écouleraient sans doute rapidement comme cette file de bulles et la date de sa libération surviendrait peut-être plus vite qu’il ne le ressentait maintenant. Il se reporta exactement huit ans plus tôt et se rendit compte que les évènements contemporains de cette période-là lui semblaient finalement tout proches… Il y avait sa rencontre avec Carole et ses débuts d’enseignant à l’université; ces deux faits, liés étroitement l’un à l’autre, contenaient déjà tous les paramètres qui interviendraient sept ans plus tard dans le drame qui bouleverserait son existence, le bonheur de leur couple et peut-être l’avenir de leur enfant.
Un mouvement de foule, accompagné d’une rumeur, faite de dialogues chuchotés, attira son attention. Les regards se portaient vers la proue du navire; ils étaient d’une profondeur et d’une intensité particulière. Lui-même aperçut, dans cette direction, d’abord une tache grise sur le bleu de la mer puis plus nettement des immeubles d’habitation, reconnaissables à leurs nombreuses fenêtres alignées et dont les façades présentaient une surface particulièrement lisse et brillante. Ils étaient plutôt regroupés sur les deux tiers environ de la superficie de l’ensemble. Sur le tiers restant, s’étendaient des bâtiments plus bas regroupant apparemment les services techniques : de grandes surfaces de panneaux photovoltaïques, de hautes éoliennes et d’énormes antennes paraboliques. Il pût voir enfin que le tout était construit sur une immense plate-forme supportée par un certain nombre d’énormes cylindres plongeant dans les flots. Ce type de construction lui rappela les stations de forage pétrolier qu’il avait pu voir sur de vieux documents dans le cadre de ses études.
Les voix maintenant s’étaient tues. Avec la proximité grandissante de la chose, tous étaient devenus muets, à la fois d’étonnement et d’admiration, écrasés par le gigantisme de l’ouvrage et frappés d’une sorte de respect devant l’importance de la réalisation. Bien sûr avaient-ils pu voir tout cela auparavant sur les photos et les plans contenus dans la plaquette qui leur avait été remise mais combien la réalité était-elle plus impressionnante! Lorsque le bateau s’immobilisa au niveau de la porte de débarquement, laquelle surplombait le pont d’une dizaine de mètres, l’émotion fut à son comble: Adam sentit sa respiration s’alourdir, sa gorge se serrer, son sang battre sur ses tempes...
Des policiers leur firent évacuer, sans violence et même avec une certaine courtoisie, une zone délimitée sur le pont du bateau par un tracé rectangulaire de peinture blanche. C’est alors que trois marins arrivèrent juchés sur un petit véhicule électrique tirant des wagonnets qui contenaient les maigres bagages des détenus. Lors du freinage un peu brutal de l’engin, l’un de ces matelots perdit l’équilibre et faillit tomber, ce qui amusa beaucoup ses camarades. Les rires de ces gens “sociaux”, ou du moins pour l’instant catalogués comme tels, prenaient un volume sonore extraordinaire par rapport au silence du groupe des asociaux qui étaient sur le point de perdre tout contact direct avec la société dont ils avaient jusqu’alors fait partie. L’île d’exil pour asociaux de catégorie cinq sur laquelle ils allaient débarquer n’hébergeait de gens dits “sociaux” que dans sa partie technique, dont l’accès leur était interdit sous peine de mort automatisée.
Un tunnel télescopique se déplia jusqu’à venir se poser au niveau de la limite blanche tracée sur le pont du bateau et sa porte s’ouvrit. Le policier le plus gradé, muni d’un ordinateur de poche et d’un micro, prit la parole sur le ton de la leçon bien apprise et cent fois récitée:
« - Mesdames et messieurs, je vais vous appeler dans l’ordre croissant de vos numéros matricules. A l’appel du vôtre, vous viendrez placer votre montre sous le lecteur que voici a
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