Cet homme prenait du thé avec des grillades. Malgré ses vêtements de matelot, il gardait une tournure aristocratique. Il fixa ses regards longuement sur le visage fatigué de Jean-Paul, sourit et, saisissant brusquement le petit verre de genièvre que le peintre s’était fait servir, il en versa le contenu à terre.
Le geste inattendu secoua l’apathie de Jean-Paul. Il se redressa, indigné contre l’individu qui répandait ainsi méchamment le breuvage d’oubli acheté de toute sa fortune. Mais il dévisagea l’étranger et sa colère fit place à la sur-prise.
« Sir Herbert Froggie !
— … membre de plusieurs sociétés savantes et antialcooliques, continua l’autre en français, la main tendue. Je suis heureux de vous rencontrer, cher monsieur Hibeau. Le monde est petit !… Et je suis également heureux de vous avoir empêché de vous empoisonner. »
« Ma petite enfant, dit. Sir Herbert, vous m’avez dit que votre père vous avait élevée comme un soldat. Vous sentez-vous une âme de soldat ? Pouvez-vous porter l’honneur d’un soldat ?
— Mon père et mon grand-père se nommaient tous les deux Michel Strogoff, monsieur, répondit-elle simplement. Vous connaissez l’histoire de mon grand-père…
— C’est plus que de l’histoire, Sonia Mikhaïlevna, c’est de l’épopée. L’épopée du dévouement et de l’audace. Mais l’audace et le dévouement de votre père, plus obscurs, ont eu la même beauté. Noblesse oblige, Sonia, et la dernière-née de votre famille n’a pas pu dégénérer.
— Je ne saisis pas tout le sens de vos paroles. Mon père…
— Votre père est mort victime de son dévouement à ses anciens maîtres. Peut-être un jour les historiens pourront-ils écrire que, dans le désordre d’une révolution, il arracha au massacre la dernière fleur d’une tige auguste, la dernière descendante de Pierre le Grand et qu’il la garda cachée durant la tourmente. Présentement, il y a quatre personnes au monde à savoir cela. Nous trois qui sommes ici, et… le traître qui a pris auprès de la princesse Tatiana la place de votre père assassiné, après lui avoir dérobé son secret. Comprenez-vous maintenant ? »