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Critique de HordeDuContrevent


« Je m'étonne parfois que nous puissions être frivoles […]. Comme si l'on pouvait tuer le temps sans en aucune manière meurtrir l'éternité ».
Tel un mantra ces propos de Henry Thoreau semblent animer les pensées d'Edward Abbey qui nous livre un récit qui va bien au-delà de la simple jouissance d'une nature encore préservée, bien au-delà d'un simple texte de Nature Writing à la sauce américaine.
Un récit structuré en onze nouvelles, tournant autour de la rivière, écrites dans les années 1980 et éditées pour la première fois en français en 2021, par les formidables Editions Gallmeister, dans lequel la Nature se veut engagement.

La rivière est supérieure au lac, écrit Henry Thoreau dans son Journal, de par son influence libératrice. Libératrice elle l'est pour Edward Abbey dont la descente en canoë avec une poignée d'amis, en ce jour d'élection, sur la Green permet en effet de libérer pensées, songes, observations et méditations. Flot cristallin de réflexions personnelles, comme si Abbey nous parlait directement, tasse de café ou pagaie en main, réflexions sous le parrainage de Thoreau. Qu'aurait pensé ce maitre à penser, iconoclaste et indépendant, des problématiques d'aujourd'hui (c'est-à-dire celles du début des années 80) ? Industrialisation, immigration, capitalisme, Abbey nous livre ses réflexions à l'ombre de celles de son maitre qui viennent clapoter et éclabousser son raisonnement. L'imprégner.

Certes, « En descendant la rivière » est un éloge à la nature observée lors de descentes sylvestres, souvent calmes, parfois fougueuses (comme dans les 5ème et 7ème nouvelles) de rivières à l'eau glacée, au coeur de canyons sauvages, de bivouacs sur les rives duquel faune et flore nous sont détaillées. Beautés qui ne manquent pas de faire éclore des réflexions existentielles. La Nature est-elle le symbole d'une réalité spirituelle supérieure qui se trouve au-delà et en dedans, ou La Nature est, tout simplement. C'est tout. « Et c'est plus que nous ne pouvons en comprendre » ?

« Dans le courant de la nuit, un cerf passe près de notre bivouac d'un pas nerveux. J'entends le bruit puis, un peu avant l'aube, lorsque je me lève, je vois ses délicates empreintes en forme de coeur. J'attise le feu et confectionne notre première cafetière de café de cow-boy noir et riche, et dans la solitude j'en bois la première tasse, en me réchauffant les mains sur l'émail brûlant. Les dernières étoiles disparaissent lentement, le ciel s'éclaircit, perçant la lueur verte de l'aube pour éclater dans la splendeur ignée du lever de soleil ».

Ce témoignage, c'est la conscience des moments de partage dans toute leur simplicité et leur bonheur, les repas par exemple, très souvent décrits avec appétit, dans le menu. Sous des airs gênés qu'il tente de cacher sous un vernis humoristique ou sarcastique, c'est un partage sensible d'instants beaux et éphémères. D'instants gourmands.

« Nous buvons et, assis au soleil sur le grès clair, nous déjeunons – tranches de pain noir, assez authentique, acheté dans une boulangerie bohème de Moab ; beurre de cacahuètes hippie tendance hardcore, lourd comme du béton humide, acheté dans une coopérative alimentaire beatnik de Durango, dans le Colorado (où vivent Teale et Corson) ; confiture de framboise ; et miel sauvage, épais comme de la graisse d'essieu, pour la lubrification oesophagienne ».

Mais « En descendant la rivière » c'est aussi, et surtout, un brulot. Un cri écologique que lance Abbey en prédicateur exaspéré par tout ce qui creuse, fore, excave les montagnes, épand du bitume, construit des barrages, mine à ciel ouvert, changeant les montagnes en taupinières « pour cette course de rats qu'est notre vie moderne ». Un brulot contre le pouvoir, le capitalisme qui ne cesse d'exploiter les hommes et les ressources, ce capitalisme dont le rythme s'accélère précisément au début des années 80. Dont les conséquences, notamment en terme de suicides, l'interpellent et le navrent. Un brulot contre l'agrobusiness (très bien expliqué d'ailleurs dans la 6ème nouvelle).

« Nous sommes des esclaves en ce sens que nous dépendons, pour notre survie quotidienne, d'un empire agro-industriel condamné à croître perpétuellement s'il ne veut pas s'éteindre – une machine de cinglé – que les spécialistes sont incapables de comprendre dans son intégralité, et que les managers sont incapables de manager. Empire qui, par ailleurs, dévore les ressources mondiales à une vitesse exponentielle. Nous sommes, pour la plupart d'entre nous, des employés dépendants ».

Voilà pour la première nouvelle qui donne le la à ce recueil. Les autres nouvelles sont parfois davantage ancrées sur la terre ferme, dans la forêt, ou sont des réflexions approfondies, sauf la 5ème nouvelle, véritable expédition sur canoë en Alaska dont nous suivons jour après jour la progression, ou encore la 7ème nouvelle, descente rapide sur la San Juan.
Réflexions sur la beauté insoupçonnée et l'utilité écologique des vautours, les rencontres avec un ours, les visites de courtoisie des serpents à sonnette, les hurlements des coyotes, la quête craintive du grizzli. Il nous offre des descriptions sentimentales sur la nature, des développements érudits sur la biodiversité ; Il raconte Abbey, il raconte avec passion, sarcasme, engagement. Avec coeur toujours. Avec chauvinisme oh oui ! Et quelques relents de nationalisme aussi (ses réflexions sur les immigrés notamment m'ont quelque peu interpellée même s'il explique ce refus d'accueil du fait de la croissance démographique, sa façon de narrer est discutable), tout en se demandant chaque fois ce qu'en aurait pensé aujourd'hui ce bon vieux Thoreau, dans le contexte qui était le sien au milieu du 19ème Siècle ?

« Réunis sur leur arbre mort préféré, dodelinant de la tête à l'unisson, les vautours ressemblaient, depuis notre site d'observation, à un congrès de chauves et judicieux gérants de pompes funèbres discutant de leurs perspectives d'avenir – toujours bonnes. Fiables. Les individus adultes ont une tête rouge ridée et déplumée ; les juvéniles ont la tête bleuâtre, elle aussi déplumée. Ils ont le crâne chauve parce que c'est plus propre, plus sûr, plus hygiénique, étant donné leur domaine d'exercice. Si vous gagniez votre vie en plongeant votre bec, vos yeux, vos oreilles et votre cou au plus profond des entrailles en décomposition, disons, d'une vache morte, vous aussi, vous préféreriez être chauve comme un vautour. Avoir des plumes sur la tête nuirait à sa rétractation rapide, en cas d'urgence, et ces plumes offriraient une multitude de petits recoins aux asticots, aux scarabées, aux vers et bactéries. Pour ce boulot, mieux vaut être lisse et net ».

J'aime cette idée que la vie au grand air, vie libre et vigoureuse, soit bonne pour les humains. « Ça les emplit de joie et de bonne humeur, garantes de santé et de longévité » nous dit l'auteur. Nous savons de plus en plus que l'essentiel tient en une eau pure, une nourriture fraiche et de l'activité physique. J'aime lorsque Abbey se fait le chantre de ce style de vie. Une vie à observer, regarder, inlassablement. S'émerveiller. Tout simplement. Pour se sentir libre.

Le message d'Edward Abbey est contemporain, atemporel. Et quand il se fait poète mettant un peu de côté sa rhétorique tantôt boudeuse et source de longueurs, tantôt militante et engagée alors source d'une érudition passionnante, cela donne de magnifiques éclats lumineux, inoubliables.

« La nouvelle lune flotte comme une tranche de citron dans le ciel lie-de-vin. Les sombres frondaisons découpent des colonnes de lumière ».


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