Il nous reste à repeindre le nom du phare, tracé en grosses lettres noires sur la tour. Elles ont un peu viré au gris au cours de l’hiver. J’ai fait le A. Martin, le R, ce R dont il affirme, dans ses jours sombres, qu’il est de trop. Nous avons écrit ensemble le M.
Au fond toutes les heures de la nuit sont utiles. Elles s’opposent souvent, se renient, sœurs qu’une pâleur à peine, un pli des lèvres distingue. Mais parfois elles vont ensemble, elles se donnent la main. Alors la nuit glisse souveraine. Nous glissons ensemble vers un commun épuisement.
Je n’oublierai pas ce travail acharné, qui m’a trouvé tour à tour enthousiaste, dépité, inquiet, sanglotant. Je n’aurais jamais cru que l’emploi des mots puisse faire tant de mal. A la fin, toujours les mêmes revenaient, pierre, sel, écume, verre, brume. Je les mettais en présence, je les voyais s’unir ou s’écarter. Ils se figeaient parfois en courtes phrases molles que je ne pouvais plus modifier, aussi lourdes à remuer que des cadavres. J’étais paralysé pendant des heures. Puis, sans raison, ou peut-être parce que j’avais beaucoup marché sans le savoir, tout s’animait à nouveau.
Mais j’aimais surtout les retours. Je ne suis pas de ceux qui s’en vont très loin, la main ferme, imposer à la mer leur dépit.
Moi je me peuple de reflets prudents.
Les perles de Vermeer. Peut-être que rien au monde ne m’a touché plus. La lueur des perles. Mais pourquoi ? " On n’a aucune prise sur vous, disait Marion, vous êtes lisse comme une bille, tout serré à l’intérieur. Vous n’avez donc jamais explosé, crevé, pleuré ? " Est-ce que ça vous regarde ?
20 décembre, 17 h.
Patience. Choisir d’habiter près d’une lampe, c’est tout de même choisir la couleur de sa vie. Une lumière violente fait écran. Ici, entre les lueurs et les ombres on doit pouvoir avancer lentement. Peut-être vaudrait-il mieux flamber d’un coup, vivre en torche, se consumer dans un éclair de folie ?
(...)
Soleil, noroît vif aujourd’hui. Ombres striées, frissons intermittents, c’est aussi fatigant que de la musique.
- Ca va. Il y a de la vue. Le vent est remonté à l’ouest. Le feu est clair.
Les murs blancs bougent doucement sous la lumière de ma lampe. Pourquoi ces mots simples, proférés au cœur de la nuit, dans l’escalier endormi depuis des heures, m’émeuvent-ils ainsi ? Comme s’ils écartaient toute crainte de la mort.
Sans m'en rendre compte je suis entré dans l'hébétude de ces vieux marins. Naguère encore, quand je descendais, quand je retrouvais l'île après vingt jours, je les admirais, tous alignés sur le quai Nord, immobiles, l'oeil fixé sur un point de l'horizon. Je les imaginais pleins de sagesse et de souvenir. Je sais maintenant qu'ils sont sans pensée. La mer est entrée par leurs yeux, leur a vidé lentement l'intérieur de la tête.
Le feu de Sein est trop net, le mauvais temps va revenir.
À chacun de se mettre en fête, lorsqu'il en perçoit au fond de lui le carillon.