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Critique de Lutopie


LA BÉATRICE
Dans des terrains cendreux, calcinés, sans verdure,
Comme je me plaignais un jour à la nature,
Et que de ma pensée, en vaguant au hasard,
J'aiguisais lentement sur mon coeur le poignard,
Je vis en plein midi descendre sur ma tête
Un nuage funèbre et gros d'une tempête,
Qui portait un troupeau de démons vicieux,
Semblables à des nains cruels et curieux.
À me considérer froidement ils se mirent,
Et, comme des passants sur un fou qu'ils admirent,
Je les entendis rire et chuchoter entre eux,
En échangeant maint signe et maint clignement d'yeux :
— « Contemplons à loisir cette caricature
Et cette ombre d'Hamlet imitant sa posture,
Le regard indécis et les cheveux au vent.
N'est-ce pas grand'pitié de voir ce bon vivant,
Ce gueux, cet histrion en vacances, ce drôle,
Parce qu'il sait jouer artistement son rôle,
Vouloir intéresser au chant de ses douleurs
Les aigles, les grillons, les ruisseaux et les fleurs,
Et même à nous, auteurs de ces vieilles rubriques,
Réciter en hurlant ses tirades publiques ? »
J'aurais pu (mon orgueil aussi haut que les monts
Domine la nuée et le cri des démons)
Détourner simplement ma tête souveraine,
Si je n'eusse pas vu parmi leur troupe obscène,
Crime qui n'a pas fait chanceler le soleil !
La reine de mon coeur au regard nonpareil,
Qui riait avec eux de ma sombre détresse
Et leur versait parfois quelque sale caresse.

Baudelaire fait du rire de la sainte le rire d'une démone parmi les démons alors que Dante dessine sur la bouche de Béatrice le sourire de Mona Lisa. Assurément, ils ne parlent pas de la même femme.

Dante, contemporain de son premier amour, fait de Béatrice l'Éternel féminin, elle qui fait l'offrande de ses larmes et qui descend jusqu'en enfer pour demander secours à Virgile, afin qu'il apporte son soutien à Dante, qu'il soit le soutien, le bâton du pèlerin qui l'a tant aimée, celui qui s'apprête à gravir la montagne du premier chant de la Comédie. Ce texte est une initiation contre la peur, la lâcheté étant par ailleurs le premier des vices à être puni dans l'Enfer de Dante. L'initié doit dépasser sa peur (de la mort ?) franchir les différents cercles, pour aller au-delà, il doit passer par des chemins escarpés, faire la traversée, et Virgile le mène à travers la vallée des ombres de la mort, parce que Dante, ne pouvant gravir la montagne a fait demi-tour, il revient sur ses pas aussi s'apprête-t-il à revivre les épreuves du royaume des ombres en empruntant “la route abrupte et sauvage”. Il entre dans l'outre-tombe dès le chant II. Il passe la porte et son inscription et il est dit plus loin de cette porte qu'elle est “la porte dont le seuil n'est interdit à personne”. En effet, l'Enfer reste le plus accessible dans la Comédie de Dante et c'est en Enfer qu'on crie ce qui n'est en vie et c'est là qu'il sonde les abymes.

La catabase permet de faire revenir les morts à la vie et Dante, vivant, chemine parmi les morts-vivants qui souffrent et qui se lamentent. Les corps sans corps sont suppliciés, les ombres souffrent de mille tourments et chaque peine est associée au crime. Dante verse des larmes de compassion et souffre le martyre en compagnie des damnés mais il est terrifié par ce qu'il voit. Les scènes se répètent sans se répéter : ils souffrent tous mais ils sont selon l'espace qui leur est assigné : ébranlés par un tremblement de terre, lacérés dans la forêt des suicidés, pris dans un déluge qui les emporte dans un maelstrom comme dans un puits sans fond, réduits en cendre par de la lave, asphyxiés par du soufre, brûlés par le sable sous leurs pieds, assaillis par le ciel qui leur tombe sur la tête comme une pluie de feu. Les flammes de l'enfer ne suffisant pas, toutes les catastrophes naturelles que l'histoire a vécu sont invoquées pour faire souffrir les condamnés. Au fin fond des enfers, Lucifer, qui attire à lui les autres cercles, apparaît dans un éternel hiver, au pôle extrême du Paradis après sa Chute. Ici, les larmes des damnées sont vitrifiées par le gel. Étrangement, il n'y a aucun feu, aucune chaleur, dans le dernier cercle des Enfers. Le portrait de Lucifer est saisissant, puisqu'il apparaît telle une figure de l'Apocalypse comme un monstre à trois faces, plus géant que les géants. Il insuffle l'effroi glacé et il apparaîtrait sublime s'il n'était pas l'horreur elle-même incarnée. Dante parcourt son corps et voir le Grand Ver Maudit avant qu'ils remontent vers les étoiles, laissant derrière eux l'étoile déchue (Lux-cifer), le Porteur de Lumière. Traître parmi les Traîtres avec ses ailes de chauve-souris dévorant les grands traîtres de l'histoire, à la fois celui qui les supplicie tous et celui qui est le plus supplicié d'entre tous.

L'allégorie permet de raconter ce qui ne peut être raconté et les figures de Dante seront de plus en plus abstraites, jusqu'à devenir chantées et chiffrées. Dante propose une réflexion sur l'illusion, sur le vrai et le faux, en langue vulgaire et sublime, et “le vrai semble un mensonge” alors même qu'il crée sa “fabula”. Il donne à voir comme au théâtre la représentation des ombres étant lui-même une ombre dans son tableau. Il s'inspire bien sûr de Virgile dont il fait son guide ( il s'inspire de l'Eneide et de sa descente aux enfers mais pas seulement) mais il ne se présente pas comme un héros, il se contente d'être le spectateur des visions qui s'offrent à lui et l'auditeur de ceux qui viennent se présenter à lui. Il rencontre pas mal de personnes qui ont perdu de leur renommée que j'ai sitôt rencontrés sitôt oubliés, mais je suis surprise de certaines de ses rencontres, dont celles des voleurs au chant XXV des Enfers car le morceau qui s'étend de la page 289 de mon édition à la page 295 est un tour de force poétique où l'homme se transmue en serpent et le serpent en homme. En fait, il est assez incroyable de voir en quoi la description d'une scène horrible peut être belle et Dante m'a rappelé ce passage d'Horace dans l'Art poétique où il parle du monstre à tête humaine mais à l'encolure de cheval, au corps d'oiseau et à la queue de poisson mais au buste de femme. Horace en fait le contre-exemple de l'harmonie poétique mais c'est paradoxalement poétique.

La langue de Dante décrit de plus jolies choses au sortir des Enfers, mais le visible n'est pas toujours lisible.
Je m'attache à partir d'ici à décrire ce qui a retenu mon attention parmi tout le reste, le reste restant hors de ma portée.

Au Purgatoire, on attend la suite, la fin ou l’Éternité et l'attente s'éternise. Le lecteur doit prendre son mal en patience s'il veut voir la Béatrice de Dante, qui n'apparaîtra qu'à la fin du Purgatoire. Le poète accomplit un rite de purification sur l'île où se trouve la montagne qu'il lui reste à gravir avant d'atteindre au Paradis. Il voit ceux qui ne gravissent pas la montagne, coupables de leur négligence. Dante perdra conscience dans la vallée des fleurs au chant de Te lucis ante. Il rêve d'une lumière éclatante, d'un incendie, et découvre au réveil que Sainte Lucie, patronne des aveugles, l'a porté jusqu'aux Portes du Purgatoire. Le gardien des Portes le marque de sept P sur son front, et ces marques s'effaceront au fur et à mesure de sa progression ; son parcours lui permettant de s'amender ainsi se rend-il digne, en cheminant, de la Grâce qui lui est accordée. Mais il reste troublé par certaines visions dont celle page 625 de la femme in-forme aperçue en songe qui le jette dans la confusion. La femme éparse s'assemble et se présente comme une sirène le charmant de son chant. Virgile le met en garde et la présente comme l'antique sorcière. Dante voit Béatrice sous un arbre pour y voir une seconde plus tard une putain lascive en compagnie d'un faune géant, et la vision s'estompera dans la sylve. Il y a quelques ombres dans le tableau qui inspireront sans doute Baudelaire. Dante est-il tenté ? En tout cas, il semble que tout n'est qu'illusion mais qu'en est-il de sa quête de Vérité et de Beauté ? Dante rêve encore d'une jeune fille cueillant des fleurs et de sa sœur se mirant dans un miroir, et on lui explique que la Beauté vient de l'ouvrage et de la vision. Dante traversera le mur de feu bien qu'il s'en effraie et le feu qui le brûle le purifie. Il profitera dans les dernières pages du Purgatoire du jardin d’Éden, inspiré des Bucoliques de Virgile, en compagnie de Béatrice. Le jardin sert de cadre à leurs retrouvailles et c'est le jardin de l'âge d'or, le jardin de la Belle Dame, figure du printemps renouvelé et de la fertilité, figure de la Muse. Au chant XXX, Béatrice apparaît sur un char alors qu'on entend le Cantique des Cantiques entonné par la procession, et elle porte les attributs de Minerve (couronne d'olivier). Il tombe en larmes, abandonné par Virgile. Son cœur fond, la glace se brise, il verse des larmes de repentir en voyant Béatrice. Elle retrace leur histoire et lui fait quelques reproches et l'histoire raconte que son amour à lui faiblissait alors même qu'elle gagnait en vertu et en puissance. Honte de Dante. Amertume amoureuse. Grâce accordée. Virgile enseignait à Dante l'amour selon la raison et Béatrice sera l'initiatrice de l'amour dans la foi. Elle apparaît telle le mystère féminin en compagnie d'un griffon, telle la sphinge mais ses yeux et son sourire l'apaisent et le conduisent jusqu'au Paradis.

En effet, elle l'y mène après l'avoir fait boire à la source de l'Eunoé, après le Léthé. Il progresse de plus en plus aisément à mesure qu'il se rapproche du Paradis, le chemin étant plus sûr, moins escarpé mais le lecteur ( en tout cas, la lectrice que je suis) progresse de plus en plus difficilement. En effet, les paroles de Béatrice sont difficiles à déchiffrer, Dante est pétrifié et elle lui dira : “la clarté de mon dire t'aveugle”. Elle est celle qui dit la Vérité, qui éclaire, mais elle est paradoxalement sibylline, et la Vérité reste cachée à celles et ceux qui comme moi, ne parviennent pas à déchiffrer ses mots, son sourire ou son rire qui éclate.
Au Paradis, Dante voit les sphères célestes, les joyaux du Royaume, les perles, quintessences de la Beauté. Il admire le vol des anges,qui tourbillonnent comme les étoiles, il entend à grand-peine leur chant. Tout virevolte, c'est la révolution des anges. Ils annoncent le jour du Jugement : diligite iustitiam, qui iudicatis terram. Alors que Dante n'avait de cesse d'interroger autour de lui, parce qu'il a cette soif de savoir, on l'interroge à son tour sur sa foi, sur son espérance. Il est en compagnie de Béatrice et dit d'elle qu'elle est celle “qui emparadise mon âme” et qu'elle est “le soleil de mes yeux” mais à travers elle, il voit le Paradis. Il boit à sa demande de l'eau du fleuve du Paradis comme un enfant le ferait du lait maternel aussi s'efface-t-elle peu à peu parce qu'elle se fond dans la rose éternelle, dans le Royaume où elle siège au 3ème rang. Il y revoit les saintes dont Sainte Lucie patronne des aveugle et il remonte les degrés après avoir parcouru du regard les gradins ou les pétales de la rose, il voit Marie à qui Saint Bernard requiert pour Dante le droit de contempler Dieu et Dante se retrouve tel l'Homme de Vitruve :

"Tel un géomètre, tout entier cloué
à la mesure du cercle, qui ne trouve
nulle idée du principe qui lui manque,
tel j'étais, à cette vision nouvelle :
je voulais voir comment avait pu se joindre
la figure au cercle, et quel lieu elle y scelle ;
mais à cet envol ne suffisaient mes plumes :
or mon esprit fut ébranlé d'un éclair
dans lequel son souhait fut accompli.
Ici défaillit la sublimée vue ;
mais déjà menait mon désir et vouloir,
comme est régulièrement mue une roue,
l'amour qui meut le soleil et les étoiles."*

La fin de la Divine Comédie s'applique parfaitement à retranscrire ma découverte du texte. Ma vue s'est affaiblie étant aveuglée par tant de lumière. Plus on se rapproche de la fin, et plus c'est difficile parce que le chemin n'est pas moins escarpé pour le lecteur qui marche avec ses yeux. D'ailleurs, à un moment, le soleil se réfléchissait sur ma page alors là oui j'étais complètement aveuglée. Mais je vais m'éblouir encore un peu en admirant les gravures de Gustave Doré et les illustrations que Dali a fait de la Divine Comédie.

PS : Je n'ai pas parlé de toutes les références politiques présentes dans le texte mais c'est normal, je n'y ai pas compris grand chose ! Il faut être un monstre d'érudition pour suivre Dante sur ce terrain-là. J'ai compris qu'il déplore entre autres et surtout dans le Paradis la corruption de l’Église, l’Épouse du Christ.

*L'amour apparaît comme l'élément moteur de la Divine Comédie, d'autant plus lorsqu'on se rappelle que la plupart des chants commencent par le relevé de la position des étoiles et qu'il progresse selon la position du soleil dans le ciel.
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