'Le troubadour de la choucroute a encore shooté; voir page 17'
Frank ? Mais que croyait-elle à la fin? que nous sortions de notre plein gré manger une pizza avec ce misérable espion des services communaux qui fourrait son nez dans tout ce que nous disions et faisions? Nous n’avions pas le choix, si tant est que nous voulions conserver notre appartement ainsi que les maigres privilèges qui y étaient liés. Frank? Un gauchiste minable qui ramenait sa fraise de façon intempestive et se mêlait même du choix de la pizza que les gens allaient consommer et qui, par dessus le marché, était payé par la ville d’Oslo pour le faire!
l voulait savoir s’il me dérangeait, si j’étais très occupé. Ce que j’étais à l’évidence étant donné que je rangeais mon tiroir. Mais quelque chose me retenait de lui fournir cette explication. J’ai menti, répondant que je m’ennuyais à cent sous de l’heure.
e me plaisais à me présenter notre appartement comme étant le mien .Comme étant le nôtre, à Kjell Bjarne et moi. Lequel , toujours à Broynes , m écrivait pour me demander comment se passait les rénovations . Je répondais qu’elles se passaient mal . Qu’un dénommé Frank s’interposait en permanence. Notre idée d’installer un jardin suspendu dans le salon tombait salement à l’eau. Frank n’avait même pas voulu en discuter.
Je ne parvenais pour ainsi dire pas à m’emparer de l’image représentant Kjell Bjarne et Reidun Nordsletten dans la cuisine . De quoi parlaient-ils? Kjell Bjarne était-il aussi peu loquace qu’il en avait pris l’habitude avec moi? Ou brillait-il grâce à des mots d’esprit et des tournures amusantes maintenant qu’une femme lui prêtait une oreille avide? Lui prêtait-elle d’ailleurs autre chose d’avide que sa seule oreille ? Y avait-il déjà quelque chose entre eux? Non. Sans quoi je m’en serais rendu compte . Il ne fallait pas pousser!
Lorsqu’il est redescendu, sifflotant, sa boîte à outils sous le bras, j’ai été soudain très accaparé par la lecture du journal du jour. S’il croyait que mille et une question me brûlaient la langue, il pouvait toujours se brosser. A peine si j’ai daigné lui accorder un regard avant de retourner à mon article.Tiens donc: le parti social-démocrate réclamait une baisse des taxes d’importation sur les véhicules! Il valait mieux lire ça que d’être aveugle. Et, ailleur , ils annonçaient qu’il allait faire plus froid. On se couche décidément moins bête le soir à chaque seconde qui passe, ai-je songé.
Dans le meilleur des cas, il s'agirait tout au plus d'errer dans les rues durant plusieurs heures. Autrement dit, se transformer en cible ambulante à la merci de la violence gratuite.
Si l'on en croyait les journaux, les conditions de vie dans la capitale de ce pays avaient pris une tournure si ubuesque que se déplacer dans l'espace public relevait désormais du jeu de hasard. Il y évoluait en effet des individus dont le hobby consistait à mutiler les citoyens de passage. Ils vous aveuglaient d'abord avec le plus grand des naturels, puis prenaient un malin plaisir à vous frapper au visage alors que vous gisiez à terre. Dans les files d'attente aux bornes de taxi ou devant les kiosques à saucisses, on assistait à de véritables lynchages. Des personnages isolées, portant une enfance tragique en bandoulière, dégainaient sans un mot un revolver chargé qu'ils vidaient dans la face de leur prochain. Et c'était à cette folie que je désirais m'exposer en m'aventurant seul dans la ville !
Combien de fois ne m'étais je dit, jetant un voile pudique sur les échecs que le quotidien s'épuisait à m'infliger, que j'étais finalement un gagnant. Que j'étais de la race des vainqueurs. Dans la lutte farouche qui l'opposait à des millions d'autres cellules, c'était précisément le têtard Elling qui, à l'aide de sa queue natatoire, avait franchi le premier la ligne d'arrivée et qui, par conséquent, avait eu la chance de brandir la coupe de la vie et participer au monde des humains.