AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de elisecorbani


C'est avec ce roman d'une grande subtilité et plein d'humour que je découvre la plume d'Elizabeth von Arnim.

Nous suivons quelques jours de la vie de Mrs Skeffington, femme de la haute société britannique qui, après une longue et éprouvante maladie, revient à la vie sociale. Sa convalescence, et probablement la vulnérabilité qui s'est révélée en elle avec cet épisode, ont suscité un phénomène étrange dans sa psychologie : elle ressent physiquement, et finit par craindre, la présence de son ex mari, dont elle a divorcé il y a 25 ans.

Ce mari épousé fort opportunément car il était aussi riche que fou amoureux d'elle, était une entorse aux convenances, Lady Frances étant une aristocrate britannique, Job Skeffington, un financier juif dans le style Rothschild. le divorce fut donc aussi opportun que le mariage pour Frances-Fanny qui en a tiré son autonomie financière et sa liberté de moeurs. Belle et insouciante, elle a pu mener sa vie à sa guise, séduire et mener par le bout du nez une belle collection de spécimens masculins.
Alors qu'elle va fêter avec effroi ses cinquante ans, elle constate que sa beauté envolée avec sa jeunesse et ses belles boucles blondes, tous ces plaisirs frivoles n'ont été qu'un feu de paille, tous ces amours n'ont été qu'une illusion.

Une succession de retrouvailles fortuites ou provoquées avec ses soupirants, aussi décatis qu'elle, et leur entourage donne lieu à des scènes hilarantes, cocasses et impitoyables. L'écriture de l'autrice suit le flux de pensées de chacun des personnages présents, croisant leurs points de vue, leurs cynisme et veulerie, leurs illusions et leurs naïvetés. On est avec elle sur la scène d'un petit théâtre ou les quiproquo et les jeux de scène provoquent le plaisir du lecteur.

On pense évidemment à Mrs Dalloway en suivant les pensées et tourments de Mrs Skeffington qui revient sur ses choix de vie, comme son illustre prédécesseure dans la littérature - le texte date de 1925, le roman d'Elizabeth von Arnim de 1940. Mais le récit s'intitule Mr Skeffington et pas Mrs Skeffington, au contraire de l'oeuvre de Virginia Woolf, ce qui semble indiquer que l'essentiel du propos n'est pas une réflexion frivole sur la vanité des amours et la crise de la cinquantaine d'une mondaine.

Il me semble en effet que ce roman peut être lu sur un deuxième niveau, comme une peinture allégorique de la vieille Europe qui s'est trop longtemps regardé le nombril avant de se retrouver brutalement face à sa décadence. La fameuse "situation en Europe", serpent de mer évoqué d'au cours du récit, dont Fanny ne veut surtout pas entendre parler... Ce procédé littéraire me semble à la hauteur de la personnalité brillante et cultivée d'Elizabeth von Arnim, ayant vécu dans tant de pays, côtoyé dans son existence autant de cercles de pouvoir et d'intellectuels.

Ne peut on pas voir dans le personnage de Fanny une image de cette Europe qui s'est laissée bercer d'illusion, qui s'est entretenue dans son égoïsme et ses privilèges, laissant couler le ruisseau du totalitarisme qui allait la submerger ?
Ne peut on pas voir dans ses anciens amants qui représentent tous une forme de pouvoir social : l'argent, la justice, la politique, l'administration, l'Église, un défilé des responsables qui ont trahi les démocraties plutôt que de les protéger de ce risque populiste ?

Car le roman se termine sur cette scène magistrale : Fanny s'étant entêtée dans sa vanité retrouve malgré elle son mari ruiné, humilié et handicapé, ayant fui l'Autriche devenue nazie. Alors qu'elle même sort de son aveuglement, Job est devenu aveugle avec pour seul compagnon son chien guide. La puissance de cette image et de toutes les métaphores qui aboutissent dans cette scène coupent le souffle : nul doute que l'autrice a placé dans ce dernier roman une réflexion profonde sur son temps, ciselée par la virtuosité de sa plume. Les grandes émotions que procure la littérature sont dans la découverte de ces testaments dont le lecteur est héritier.
Commenter  J’apprécie          50



Ont apprécié cette critique (5)voir plus




{* *}