Citations sur Jeux de mémoire (25)
Il existait donc de par le monde des gens qui parlaient d’amour et qui se permettaient de dire des « choses tendres » ! Évidemment, c’étaient les Français. Il faudrait qu’un Français m’aime un jour et que je l’aime. Curieusement, pourtant, je cherchais mon idole loin de Julien Sorel ou de Fabrice, j’aspirais à un amour fou, mais avec quelqu’un de prévisible, de plutôt « raisonnable », de sûr. J’attendais que l’on me protégeât contre moi-même. Un amour-passion, assorti d’une assurance-fidélité.
Ma mère s’acclimatait aux saisons avec souplesse. Elle avait le printemps impatient, l’été gai, l’automne optimiste, l’hiver résonnant de Chopin et autres musiques. C’est peut-être vers l’âge de sept ans que j’ai dû entendre chanter pour la première fois Parlez-moi d’amour. Maman était heureuse et belle au piano.
Unis par une profonde entente agrémentée d’agacements mineurs, mes parents s’entendaient ainsi jusque dans l’expression de leurs désaccords quotidiens. Jamais je ne les ai vus s’embrasser, ni même s’effleurer la main. Bercée de rêves brûlants, espérant bien un jour être prise dans le tourbillon d’un amour fou, à regarder les adultes proches ou lointains, j’imaginais le mariage comme un rouleau-compresseur des sentiments.
Je m’approchai de ma bibliothèque, mon aînée, ma compagne surnaturelle, jour et nuit bruissante de messages, source où s’abreuver de la connaissance de l’amour et de la mort, puits tourbillonnant de rêves. Je l’effleurai. Elle était à l’agonie. Sur certaines étagères, les doubles rangées paraissaient presque intactes, mais la plus grande part des livres se trouvait éparpillée à terre. Un orage d’obus avait dû faire choir une grêle de livres, un fantastique déferlement, une avalanche qui, en s’abattant, s’était décomposée en mille volumes. Eux aussi souffraient de la guerre. Décousus, déchirés, beaucoup perdaient leurs entrailles.
La nostalgie est à la mode. Le mot est beau, le message néfaste. Je le refuse, je n’ai pas de nostalgie. « Tu es la joie de vivre en personne », me disait Claude. Je veux le rester pour lui plaire. Un autre itinéraire a commencé pour moi du jour où j’ai dit à un ami : « Depuis que j’existe, je lutte avec l’impossible », et où il m’a répondu : « C’est l’impossible qui lutte avec toi. »
Lorsqu’on touche à la notion de durée, les espaces changent de dimensions au gré des jeux de la mémoire. Les souvenirs des événements vécus sont parfois faux, parfois étonnamment justes. Les proportions, les formes vibrent.
J’avais passé l’époque de mes dix ans où la France était ma reine, et moi son enfant adoptif. Non, plus d’amour fou. J’y venais avec gratitude et lucidité. C’est, je crois, le seul pays où je n’ai pas peur des guichets.
J’ai vaincu l’angoisse du printemps. Je ne garde dans l’album de ma mémoire que les meilleurs souvenirs. J’ai appris à accepter les êtres tels qu’ils sont. Tout se transforme peu à peu en avenir, le soleil a eu raison du « cortège des ombres ». Je regarde à nouveau le monde, je superpose l’image qu’il présente à celle qu’il devrait avoir, et le seul chien fidèle à m’accompagner désormais s’appelle Humour.
Les gens de loi font peut-être leur métier, mais alors ce sont les lois qu’ils invoquent qui ne respectent pas la dignité de l’être humain.
J’aimais les gens qui luttent. Je croyais que la résignation était l’apanage des personnes âgées, des lâches, des religieux, des bourgeois et des fonctionnaires de Gogol. Je ne voulais que fugues et fougues, tempérament et révolte, je me nourrissais de poèmes russes qui m’aidaient à me dresser contre tout et tout le monde, ou bien me permettaient de fêter la vie, fût-ce par personne interposée.