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Critique de Bouteyalamer


L'antiquité tardive avec la fin des Douze Dieux, de la Pax Romana et de l'unité de l'Empire, bientôt la prise de Rome et la chute de l'empire d'Occident, voilà une période qui ressemble à la nôtre. de grandes personnalités émergeaient d'une culture solide ce qui nous laisse espérer du siècle présent. C'est dans cet esprit que je reprends ce livre.

Je retrouve la hardiesse de l'éloquence d'Augustin, sa richesse en images : « Il est descendu ici-bas, celui qui est notre vie, il a souffert notre mort et il l'a tuée de l'abondance sa vie. D'une voix tonnante il nous a crié de revenir d'ici vers lui, en ce lieu secret, d'où il est venu à nous d'abord dans le sein d'une vierge où s'est mariée à lui la nature humaine, cette chair mortelle, pour n'être pas toujours mortelle ; et de là, pareil à un époux qui sort du lit nuptial, il a bondi comme un géant pour courir sa route » (p 77-8). Elle montre une proximité de Dieu aujourd'hui inconcevable, — questionnement incessant, vocabulaire intime qui présume une psychologie et une complicité du créateur. Parmi une infinité d'exemples : « Et maintenant, Seigneur, toutes ces choses sont passées, et le temps a adouci ma blessure. Puis-je approcher de votre bouche l'oreille de mon coeur et apprendre de vous, qui êtes la vérité, pourquoi les pleurs sont doux au malheureux ? Encore que présent partout, avez-vous repoussé loin de vous nos misères ? Restez-vous enfermé en vous-même, tandis que nous sommes roulés par le flot des événements ? » etc. (p 71). Paul Veyne écrit dans l'Empire gréco-romain (p 440) « Ce que n'offrait pas le paganisme, c'était l'amour d'un dieu aimant. […] le christianisme aura été une religion plus aimante, plus passionnante, il aura eu l'espèce de succès d'un best-seller qui vous prend aux tripes par sa chaleur éthique, par son dieu redoutable, mais aimant, avec lequel on peut converser intimement ». À propos, pourquoi diable le traducteur utilise-t-il le vouvoiement, inconnu du latin ?

Je m'émerveille de la robustesse, de la finesse d'introspection, de la puissance intellectuelle d'un homme issu de la petite bourgeoisie de province, formé par ses voyages, étudiant en rhétorique à Thagaste, Carthage, Rome, puis enseignant à Milan, enfin évêque d'Hippone. Un homme qui a connu, pratiqué, hiérarchisé les plaisirs : « Ni le charme des bois, ni les jeux ni les chants, ni les paysages embaumés, ni les festins magnifiques, ni les plaisirs de la chambre et du lit, ni enfin les livres et les vers ne pouvaient apaiser [ma souffrance] (p 73). Qui suggère que la culpabilité dans le plaisir ne vient pas de sa nature, mais d'un désir ignorant, frustré ou insincère. En citant quatre mots seulement du célèbre “amabam et amare amabam”, on perd de vue le regret d'une perversion du désir : “Je vins à Carthage, et partout autour de moi bouillait à gros bouillons la chaudière des amours honteuses. Je n'aimais pas encore, et j'aimais à aimer ; dévoré du désir secret de l'amour, je m'en voulais de ne l'être pas plus encore. Comme j'aimais à aimer, je cherchais un objet à mon amour, j'avais horreur de la paix d'une voie sans embûches”. (p 49). Augustin est reconnaissant des plaisirs qu'il juge compatibles avec la foi et l'amitié : “Si les corps te plaisent, c'est Dieu que tu en loueras, ô mon âme, reporte ton amour sur leur Auteur, pour ne point lui déplaire dans les choses qui te plaisent. Si les âmes te plaisent, aime-les en Dieu, car elles aussi sont sujettes au changement et c'est en se fixant en lui qu'elles se stabilisent ; autrement elles passeraient et périraient. Que ce soit donc en lui que tu les aimes, entraine vers lui avec toi toute celles que tu peux” (p77).

Bien sûr des éléments négatifs. Sa sainte mère Monique arrange son mariage pour mettre fin à une vie de désordre : “On poursuivait l'affaire ; la jeune fille était demandée. Il lui manquait deux années pour être nubile [c'est dire qu'elle avait une douzaine d'années]. Comme elle plaisait, on attendait” […] “Cependant mes péchés se multipliaient ; et quand on eut arraché de mon flanc, comme un obstacle à mon mariage, la femme qui était ma maîtresse, mon coeur où elle était attachée en fut blessé et déchiré, et traîna longtemps sa plaie sanglante. Elle était retournée en Afrique en vous faisant le voeu de ne plus connaître désormais aucun homme et en me laissant le fils naturel qu'il m'avait donné” (p 126-7). Les motifs de scandale évoluent…

Dans un autre domaine — lié au désir par les rêves —, je découvre à la relecture des pages étincelantes sur “les prodiges de la mémoire” (X, 8-25). Reconnaissance enthousiaste de sa diversité : mémoire des sens, des savoirs, des sentiments, souvenir du bonheur, et même souvenir de l'oubli. Affirmation de sa puissance : “C'est là que se conservent, rangées distinctement par espèce, les sensations qui y ont pénétré, chacune par son accès propre : la lumière, toutes les couleurs, les formes des corps, par les yeux ; tous les genres de sons, par les oreilles ; toutes les auteurs, par les narines ; toutes les saveurs, par la bouche ; enfin par le sens épars dans tout le corps, le dur ou le mou, le chaud ou le froid, le doux ou le rude, le lourd ou le léger, les impressions qui ont leurs causes hors du corps et dans le corps. La mémoire les recueille tous dans ses vastes retraites, dans ses secrets et ineffables replis pour les rappeler et les reprendre au besoin” (p 210). Aveu de l'empire du souvenir sur les rêves : “Mais elles vivent encore dans ma mémoire, dont j'ai longuement traité, les images de ces voluptés : mes habitudes de jadis les y ont gravées. Elles s'offrent à moi, sans force à l'état de veille ; mais dans le sommeil, elles m'imposent non seulement le plaisir, mais le consentement au plaisir et l'illusion de la chose même. Ces fictions ont un tel pouvoir sur mon âme, sur ma chair, que, toutes fausses qu'elles sont, elles suggèrent à mon sommeil ce que les réalités ne peuvent me suggérer quand je suis éveillé” […] “jusqu'à l'émission charnelle” (p 232-3).

Je passe, ou plus précisément je bute, sur les aspects théologiques : “l'intelligence” ou “la profondeur” de l'Écriture, les questions de création, de temps, de matière et de mouvement ; d'ailleurs, Augustin écrit (p 306) que s'il avait eu pour mission d'écrire la Genèse, il eut demandé l'aide de Dieu pour convaincre “les esprits incapables de comprendre comment Dieu crée”… Idem pour les écrits polémiques contre Arius, Donat, Pelage, les néoplatoniciens. Chaque siècle a ses préoccupations.
NB La pagination concerne l'édition Garnier Flammarion de 1964 (traduction J. Trabucco) que je ne trouve pas dans Babelio


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