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Critique de oblo


oblo
18 décembre 2023
Des immortels que les oeuvres de fiction - bande-dessinée, romans, films ... - ont mis en scène, peu, et peut-être aucun, ne semble heureux de son sort. Qu'on songe, dans le domaine de la bande-dessinée, au Voyageur de Koren Shadmi ou aux Derniers jours d'un immortel de Fabien Vehlman et Gwen de Bonneval, ils traînent dans leurs quêtes respectives un questionnement commun : pourquoi ? le héros anonyme d'Adrastée n'échappe pas à cette certitude, que l'immortalité est, en réalité, une malédiction. Pourtant, dans notre monde bien réel, fait d'os et de chairs putrescibles, l'immortalité, ou à tout le moins le prolongement à tout prix d'une vie en bonne santé, en fait rêver certains. Malédiction ou panacée, l'immortalité questionne évidemment le rapport à la mort, mais aussi celui à la vie, et au sens qu'on lui attribue, ou qu'on désirerait lui attribuer. Là est le sens de la quête du héros anonyme d'Adrastée. Ancien roi d'une cité septentrionale et désormais morte appelée Hyperborée, il vit depuis un millier d'année, sans que la mort ne lui rappelle sa condition mortelle. Il décide soudainement de quitter sa cité pour aller interroger les dieux de l'Olympe quant aux raisons de son immortalité. Son parcours le mène d'un bout à l'autre du monde grec antique, où il croise tour à tour dieux, héros et monstres légendaires. Porté par un dessin grandiose de Mathieu Bablet, Adrastée est une revisite des mythes grecs anciens qui se double d'une interrogation philosophique - et en cela, le cadre de la Grèce antique est cohérent - sur ce que c'est de vivre.

Adrastée parcourt géographiquement et littérairement le monde grec antique. Tout au long de sa quête, le héros croise toute une galerie de personnages mythiques : héros tel Héraklès, monstres tels le sanglier d'Érymanthe, les oiseaux du lac Stymphale, le géant Talos ou le cyclope Polyphème, dieux de l'Olympe comme Zeus, Athéna ou Hermès. Les dieux, d'ailleurs, prennent parti pour ou contre le héros, ainsi qu'ils le font ordinairement dans les récits de la mythologie grecque. L'ancien roi d'Hyperborée aura ainsi Athéna à ses côtés, et Poséidon contre lui. Depuis la légendaire contrée d'Hyperborée, que les Grecs situaient à l'extrême nord du monde jusqu'aux Enfers, dont les portes se situent tout au sud du Péloponnèse, en passant évidemment par des cités anonymes mais visiblement très puissantes, qui se livrent des guerres continuelles et dont le sens échappe à ceux qui les mènent et y meurent, le héros promène sa pâle figure qui l'identifie comme un étranger aux yeux des Grecs. Sa réputation d'immortel le précède. de quel camp est-il, celui qui, d'aspect, paraît un être humain mais qui, parce qu'il échappe à la mort, est semblable à ces êtres surnaturels, divins ou monstrueux ? de là découle une première interrogation quant à la notion d'humanité, car ces autres créatures, l'homme, ou en tout cas les héros - l'ancien roi d'Hyperborée et Héraklès, par exemple - les surpasse en survivant à leurs attaques ou à leurs ruses, et même parfois les tuent (ainsi de Polyphème).

Mais est-il homme, celui qui est immortel ? A bien des égards, tant physiques qu'émotionnels, il semble l'être, et sa quête est tant celle d'une réponse à cette question que celle de la mort qui le refuse. En effet, l'immortalité, dans son cas, est pareille à une malédiction, car si le corps n'est atteint ni par l'âge, ni par les blessures (on pense aux sept assassinats successifs qu'il subit de la part de son peuple, qui ne lui ôtèrent jamais vraiment la vie), l'âme, elle, lutte contre un oubli tout-puissant. La mémoire humaine ne peut contenir mille ans de vie, elle ne peut garder trace de tous les visages ni de tous les noms). Comme le dit l'un des personnages, l'immortalité, pour le héros, est une terrible maladie qui peut se voir non pas sur son visage, mais sur ses proches. Même son fils n'hérite pas de cet attribut. En l'absence de mémoire, et donc d'âme, car aucun événement ne saurait plus avoir d'influence sur la personnalité, l'immortel se résume à une enveloppe corporelle. Il perd de son humanité donc pas à cause de cet attribut, mais parce qu'elle induit la nullité de toute expérience. Il existe pourtant, selon le héros, une forme d'immortalité positive. Celle-ci est possible grâce à la transmission : héritage génétique, passation des savoirs ou bien d'une oeuvre, fut-elle politique, philosophique ou bien artistique. Alors l'existence d'un homme se suffit à elle-même, le temps éternel devenu inutile n'est plus souhaitable.

Malédiction dans un cas, bénédiction dans un autre, la distinction entre les formée de l'immortalité ne répond cependant pas à la quête du héros quant à la raison de ce qui le touche et le place en marge des autres hommes. La réponse, il l'obtiendra auprès des Moires, ces trois nymphes qui tissent, tiennent et coupent les fils de la vie des hommes. L'absence de fil semble signifier une absence de sens, non pas à l'immortalité, mais à la vie même ; mais absence de sens peut signifier absence de destin, et donc liberté de l'homme. le héros expérimente ainsi, dans un monde régi par la volonté des dieux, un libre-arbitre qui le fait maître de sa vie, et donc du sens qu'il veut lui donner, si cela est sa volonté. Cette liberté qu'a l'ancien roi d'Hyperborée de décider de sa vie, elle est prouvée par le parcours même du héros, qui vient questionner les dieux sur l'Olympe même, et les toise, et se dit leur égal, puisque libre et immortel. Quant au sens de la vie, il est simple : exister suffit, et aimer peut donner une dimension éternelle à toute existence.

L'album de Mathieu Bablet est porté par une esthétique remarquable, où la qualité du trait et le traitement des couleurs donnent un style immédiatement reconnaissable. L'auteur n'économise aucun détail, et tend même plutôt à la profusion baroque plutôt qu'à la sobriété cistercienne. Répliquant les motifs, qu'ils soient floraux ou architecturaux - permettant d'asseoir visuellement son aventure dans une Grèce antique -, Bablet verse volontiers dans le gigantisme des décors, notamment urbains, qui donnent l'impression d'un monde trop grand pour l'ancien roi d'Hyperborée, d'un monde insurpassable où l'homme est minuscule. Que ce même héros parvienne, finalement, à dompter ce monde est un signe de sa grandeur, de la grandeur de l'homme. Parfois, il est vrai, l'homme semble s'y perdre ; les décors, où apparaissent des figures géométriques impossibles, sont alors comme un dédale dont l'homme ne peut sortir de façon logique. Adrastée est comme un voyage dans le temps et l'espace, qui plante avec grandeur et minutie le souvenir d'un monde antique et mythique dont la culture a nourri nos sociétés actuelles, et qui se débat avec une d'éternelles questions existentielles : qui sommes-nous ? Pourquoi sommes-nous là ? Pourquoi sommes-nous limités (par la durée de la vie par exemple, par notre consistance physique aussi) ? Parce que, nous dit Mathieu Bablet, et c'est cela qui fait sens, nos vies sont aussi grandes et belles qu'elles sont fragiles et limitées. L'accepter serait un premier pas vers bonheur.
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