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Critique de Enroute


Après avoir éludé l'impossibilité d'aborder le réel d'un point de vue conceptuel (c'est-à-dire d'un monde où, justement, le réel n'est pas, ce qui nous ferait décider péremptoirement de ce qu'il est sans le rencontrer) comme par le biais de l'expérience (si l'être se dévêt de tout l'imaginaire culturel pour faire l'expérience du réel, il s'expose à une angoisse infinie), Alain Badiou ne voit la possibilité de connaître le réel que par cette double approche : une expérience de ce que l'opinion dominante de notre culture nous indique comme étant le réel.

Aujourd'hui, ce discours dominant est porté par l'économie. C'est elle qui nous dit ce qu'est le réel, ce que l'on prouve par le fait que même si elle est incapable de prévoir ses propres suites comme de comprendre ses égarements - qu'elle ne peut, comme tout le monde, que constater -, nous continuons de la tenir pour le socle de la réalité moderne. Pour preuve de ces deux assertions, le scandale, toujours vécu comme une découverte d'un bout de réel, de quelque chose de caché que le discours dominant n'aurait pas dévoilé. Mais le scandale, toujours financier ou de corruption, qui prétend mettre au jour des pratiques que l'on ne peut pourtant que reconnaître généralisée dans une société qui fait de la performance économique son seul moteur, est bien la preuve de la domination exercée par l'opinion dominante à nous dire ce qu'est le réel. Nous nous offusquons des scandales de corruption justement parce qu'ils sont généralisés mais que nous préférons nous rapporter au discours dominant de l'économie à nous faire croire qu'il ne s'agit que d'exceptions. On ne peut donc aborder le réel que sous la forme du semblant qui le recouvre d'un masque, et il nous appartient d'arracher ce masque pour percevoir le réel.

Mais cela ne nous dit pas ce qu'est la nature du réel. Badiou s'appuie sur la définition de Lakan selon laquelle le réel est le point impossible de la formalisation, la clé qui déconstruit ce qui se construit. Ainsi, le hors-champ est le réel de la photographie, l'égalité, celui du capitalisme, le communisme, celui de la politique. Pour faire apparaître le réel, il faut donc formaliser le capitalisme, percevoir son point impossible et marcher vers lui. Nous ferions alors ce que Pasolini avait écrit dans son oeuvre poétique, particulièrement dans "les cendres de Gramsci", en hommage à l'un des fondateurs du communisme italien qui percevait lui aussi la fin de l'Histoire : l'individu moderne, qui refuse le réel, bien au chaud dans le système démocratique qui entretient, sous sa forme actuelle, le capitalisme, accepte de vivre de divertissements et au second degré, à la manière de Debord, à l'abri du réel, et refuse la possibilité de "naître au monde". Ce choix de vivre dans l'illusion du discours dominant est la fin de l'Histoire, la fin de la possibilité de l'Histoire. C'est la raison pour laquelle, il faut mener une révolution, non pas négative, dans la destruction de l'existant dans le but de le reconstruire, mais dans le positif, comme déconstruction contrôlée du discours dominant de l'économie et du capitalisme.

On s'est quelque peu éloigné à cette conclusion de la question théorique initiale sur la nature du réel pour aboutir à une question exclusivement politique, le réel semblant dans cet essai être un point qu'Alain Badiou place au loin et d'où il tire sur le chariot dans lequel nous sommes montés en tournant la couverture de son essai pour nous amener à nous convaincre de la nécessité de faire la révolution. On se demande en effet pour quelle raison la définition de Lakan deviendrait absolue et en quoi une thèse de psychanalyse s'adapterait à toute situation de notre environnement, politique, historique, économique, etc. Cette définition, non cadrée, semble expliquer que le contraire du réel n'est plus le semblant mais le formalisme. Mais si l'on comprend l'intérêt qu'il puisse y avoir en psychanalyse à percer un discours construit chez des patients qui présentent une pathologie, on ne perçoit pas clairement ce qui devrait provoquer l'application de ce principe à toute chose, à tout instant. La déconstruction systématique ne nous guette-t-elle pas sous prétexte de révéler le réel ? A moins que le réel ne puisse s'atteindre qu'isolément, subjectivement et qu'il passe par l'abandon des "fictions collectives" ; nous rejoindrions l'idéal communiste. Mais dans ce cas, comment contrôler une révolution qui a pour finalité un idéal, par définition, animé de l'idée de l'infini, que l'on ne saurait bien évidemment contrôler ?
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