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Critique de Agneslitdansonlit


"Je ne verrai plus jamais mon père , je ne lui parlerai plus jamais. Je n'entendrai plus sa voix que dans mes rêves et mes pensées , peut-être le souvenir ne suffira t-il plus à un moment donné , pour la recomposer dans ma tête , peut-être l'oublierai-je. (P.151)

En cet été particulièrement chaud, la famille Bánk, résidant habituellement en Allemagne, se retrouve dans son village hongrois natal, mais le repos estival est vite piétiné par la maladie du grand-père. Ce ne sont pas les sorties au lac et le temps dans la maison d'enfance qui vont scander ces vacances, mais le cancer.

Zsuzsa Bánk livre ici un témoignage réaliste, à la façon d'un journal familial intime, sur le chemin de croix que représente la maladie, pour le malade lui-même, mais aussi pour sa famille.
Elle égrène l'insensibilité pressée des médecins, les étapes éreintantes des établissements et traitement ou examens à endurer, parcours du combattant de celui qui est déjà épuisé : oncologie, chirurgie, anesthésiologie, médecine intensive, gériatrie, clinique de jour et à nouveau, retour en oncologie...
L'auteure souligne quel traitement indigne peut être infligé aux malades et à leurs famille. Les médecins (et les soignants en général), parfois impatients, agacés par les questions... Pour eux bien sûr, c'est le énième patient, mais pour une famille, on ne perd son père ou sa mère qu'une seule fois.

Zsuzsa Bánk raconte sans fard la maladie, comme un îlot hors du temps et en marge du monde.
Le temps, les journées et les nuits sont modelées par la maladie. Accompagner le malade, c'est vivre dans un autre univers où le temps ne s'écoule pas de la même façon, à la même vitesse.
Chaque geste apparemment anodin du quotidien devient une lutte, une douleur. Chaque nuit est une errance sans certitude du lendemain. La maladie broie le malade et use son entourage.
"Le temps que mon père passe à la maison est un temps difficile, ce sont des journées de douleur ou chaque pas devient une torture, chaque pas un coup, une piqûre. [...] Il n'est plus question de dormir, la nuit est dévastée par les coupures, la nuit n'est plus un lieu de repos, la nuit est un lieu où l'on endure et où l'on résiste. (P.104)
Ce temps, isolé des autres vivants, est un aspect prégnant de cette bulle de douleur et de chagrin dans laquelle est enfermée cette famille.
Le temps, qui court comme un décompte, le temps qu'on n'a plus. le temps qui vous est compté... Même à partir de l'heure du décès : vous n'avez que 6h avant l'enlèvement du corps...
Le temps est dilaté. La chimio aura accordé 5 années supplémentaires : "Et cinq années, c'est beaucoup. Ce n'est pas suffisant, mais c'est beaucoup. [...] Cinq années à cultiver le jardin. Cinq années à regarder les pommes mûrir sur l'arbre, les vers s'y attaquer. Cinq années à voir le feuillage prendre des couleurs vives et tomber."(P.156)
La maladie et la mort vous poussent hors du temps, hors de la société. Les vivants ne veulent pas de ça dans leur quotidien. Même le funérarium traduit par son emplacement excentré et peu accueillant le traitement que notre société réserve à la mort : "Mon amie pastoresse me dit plus tard que les funérariums sont souvent des lieux indignes, des fragments mal aimés, reculés et oubliés de l'administration municipale.[...] La mort, me dit-elle, est repoussée dans le dernier coin crasseux, on n'imagine pas dans quels cagibis elle doit parfois se préparer."(P.182)

Mais à travers ce "journal de la séparation", dans ce récit autobiographique l'auteur convoque surtout L Histoire. Elle retranscrit les séparations et les adieux qui auront précédé la disparition de ce père tant aimé : l'arrachement de ses parents à leur patrie et à leur famille respective. L'au revoir à ce père, c'est l'histoire familiale et intime qui affleure à la surface.

Car Zsuzsa Bánk raconte avec délicatesse et pudeur l'exil de ses parents.
Ne se connaissant pas encore, son père et sa mère fuient leur Hongrie natale, Budapest, en 1956, comme nombre de leurs compatriotes, face à l'avancée des chars soviétiques.
À travers son propre deuil, l'auteure tire les fils douloureux de cette fuite pour survivre, de ce déracinement qu'ont dû choisir ses parents pour tenter un avenir meilleur, ailleurs. Quitte pour cela à ne plus jamais revoir les leurs.
À travers le prisme de son propre deuil, Zsuzsa Bánk évoque donc les deuils, les multiples pertes et déchirements d'une vie, les au revoirs qui vous tailladent l'âme, les derniers regards dont on réalisera trop tard qu'ils étaient ultimes. Cette déchirure poignante que constituent les au-revoirs entre le fils et le père, "quand le plus ancien sait en silence qu'il s'agit d'adieu." (p.72)
Et toujours Zsuzsa Bánk émaille son récit de ce temps terrible, qui ne se rattrape pas...
Pour toutes ces personnes en errance, poussées hors de leur pays par le régime autoritaire et ses fils barbelés, une vie communautaire s'est recréée dans ces immeubles d'accueil. La famille au sens traditionnelle est abîmée, certains sont restés en Hongrie, d'autres sont morts d'avoir résisté. Mais les liens se recréent autrement. Dans ces temps-là, on s'épaulait.

Alors, la disparition du père, c'est toute la fin d'une époque. Elle était finie depuis belle lurette, mais il en était encore la "survivance" malgré tout, le témoignage de ce qui fut.
"Enfant , nous nous promenions d'un appartement à l'autre , nous étions les bienvenus , on nous aimait et on nous portait. Quand mes parents allaient danser , la voisine venait voir ce que nous faisons , comme le font ordinaire les tantes et les grands-mères.'" (P.148)
La mort du père, c'est aussi le retour sur les lieux de l'enfance, ce sont les souvenirs de ce que nous fûmes et ce que furent les lieux qui accueillirent nos jeux, les copains, les virées à la boulangerie, les fêtes religieuses qui scandent l'année.

En réalité, au-delà de la disparition de son papa, c'est notre finitude que sonde Zsuzsa Bánk. Elle craint l'effacement: à la perte physique de l'être aimé, se superpose la crainte de l'oubli... de sa voix, de son visage, de son existence même. Avec celui qui s'en va, s'évanouit l'histoire dont il était porteur. Alors, elle "rassemble", et malgré les nécessaires ventes et dons qui succèdent à un décès, elle tente de sauver ce qu'elle peut comme on griffe l'eau de la vague qui se retire. La lutte est presque désespérée... "Moi aussi, j'ai ces morceaux de lien avec mon père, des ponts minuscules vers notre temps commun, qui me montrent que c'est vrai, oui, nous avons existé, nous étions authentiques, nous étions là." (P.242)

Zsuzsa Bánk est désarmante d'authenticité dans son chagrin et dans l' effarement à réaliser l'absence à présent définitive de son père. Elle semble découvrir la façon dont la mort va impacter sa vie. La mort n'est plus une voisine lointaine.
"J'ai peur lorsque je vois combien ma mère est encore capable aujourd'hui de pleurer ses parents , comment cette vieille femme qui vit depuis longtemps sans eux les pleure parfois comme si la perte datait de la veille." (P.56)
Son chagrin s'épaissit chaque jour un peu plus. Passé l'épuisement de l'accompagnement, et l'état de choc dans lequel la laisse la mort de son père, l'auteure réalise en conscience que cette fin humaine est inéluctable.
"Ce ne sont pourtant pas les jours ou les moments rares et particuliers qui me manquent. Ce qui me manque , c'est la vie quotidienne avec mon père , les choses que nous partageons tous les jours , téléphoner, parler, boire du café, attendre le soir au jardin. Les nombreuses choses du quotidien qui vont disparaître et que rien ne remplacera." (P.99)
Et face au vide laissé par la personne, tourne comme une harangue l'obsessionnelle question de savoir, de comprendre où ce père peut bien être à présent...

La mort n'est plus lointaine, un concept dont on a connaissance mais qui nous frôle à peine. Non, aujourd'hui insidieusement, elle s'infiltre comme une composante quotidienne de notre vie.
"J'ai toujours pensé que les gens mouraient entre novembre et janvier, une fois que le soleil a pris congé , que les températures tombent et que l'obscurité s'installe. L'hiver, c'est la mort, pas l'été. L'été, c'est la vie. Mais ce qui est fou, c'est que les gens meurent aussi en été, ils meurent même par des journées brûlantes, claires, innocentes, impeccable. La mort est capricieuse, on doit compter avec elle à tout moment."(P.122)

Le deuil, après la maladie, finit d'ôter les repères. Il jette ceux qui restent dans un après qui ressemble à un décor vide de sens : "J'ai pris de l'âge, mon visage est celui d'une vieille femme, mes yeux se sont détournés de je ne sais quoi, ils sont devenus ternes et petits, ils se sont retirés comme s'ils voulaient disparaître. La vie continue, me disent beaucoup [...] Mais ce n'est pas vrai, non, la vie ne continue pas, seules les nombreuses nuances du deuil se déploient, la grande palette des couleurs de deuil avec leur dégradé du gris au noir et du noir au gris, et il faut parcourir toutes les nuances. Mais la vie ne continue pas du tout, non, elle ne s'immobilise pas non plus, elle se contente de faire du surplace, c'est plutôt cela. Elle devient une faible réplique d'elle-même, blême et vide, elle ne fait pas d'offres, elle ne montre rien et n'invite plus à rien, elle ne fait plus que traîner stupidement, traîner stupidement et inutilement." (P.133)

La survivance des morts parmi la communauté des vivants fait partie de nombreuses cultures et des rites religieux, quelque soit la confession. Mais à présent, il ne s'agit plus d'un rite, mais d'une véritable conviction, une façon de vivre définitivement modifiée. L'auteure aborde cette présence invisible consacrée, à travers les moments de solitude ou ceux, familiaux, où une place est réservée au mort. "Nous avons toujours beaucoup parlé de nos morts, mais à présent il s'agit de plus que cela, les morts sont toujours parmi nous. Ils sont assis à notre table, ma mère et moi leur consacrons nos après-midis, nous leur offrons nos soirées et nos nuits. La vie avec eux ne s'arrête pas au seul motif qu'il sont morts." (P.222)

Avec l'âge, avec nos pertes et nos chagrins, nos yeux voient différemment. Et nous commençons à avoir un pied ici... mais aussi un pied ailleurs... L'âge ou la douleur nous poussent irrémédiablement vers cette prise de conscience. "Nous employons toute notre vie à exclure la mort, à la tenir à distance. Chaque matin nous regardons dans le miroir sans penser en même temps à la mort, chaque soir nous nous couchons dans notre vie avec la certitude de nous réveiller le matin".(P.223)

Zsuzsa Bánk colle au réel et nous retranscrit étape après étape le long et pénible cheminement vers la perte d'un père, la maladie, le calvaire des hôpitaux, les traitements, l'espoir, puis la résignation, la souffrance, les moments arrachés à la maladie, la peur permanente et puis la séparation, le deuil... L'après, un chagrin qui sonne. le temps qui s'étire, les journées sans fin, les démarches administratives parfois kafkaïennes, le peu d'énergie restante avalée, engloutie par des formalités, le choix d'un cercueil, d'une concession au cimetière, d'un restaurant où recevoir après l'inhumation... Et l'incompréhension: où est-il à présent ?

Zsuzsa Bánk nous fait déambuler sur ce chemin de peine avec elle, dans cet été germano- hongrois qui n'en finit pas d'écraser les individus autant que le chagrin la perfore. J'aurais voulu parfois qu'elle parvienne à se décoller de ces événements, de ses sentiments "coups de baffe" pour éviter un récit quasi journalistique.

L'un des extraits de ce roman figurant sur la 4ème de couverture m'avait laissée émue, songeuse face à cette perte inéluctable que l'auteur semblait transcender avec douceur et nostalgie, une sorte de poésie, un aveu d'impuissance face à ce que l'on ne peut combattre, qu'il nous faut accepter, mais que l'on peut teinter d'une lumière satinée. Je n'ai pas retrouvé dans ma lecture cette teinte de douce amertume. Et si le récit se lit sans difficulté, je n'y ai finalement pas trouvé ce qui m'avait remué le coeur à la lecture de l'extrait présentant ce roman.
Malgré une illustration de couverture sublime et un style très fluide, ce récit restera une petite déception au final, et un thème peu évident lorsqu'on a soi-même perdu un être cher.

Je remercie sincèrement Babelio et Nicolas pour cette Masse Critique ainsi que les éditions "Rivages" pour leur confiance et l'envoi de cet ouvrage.
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