Tu désertes encore. À couper ainsi les liens, tu te saigneras vivante.
Le paysage se déroule et s'éloigne, tu avales tout des yeux tranquillement. Tu sens que tu es à ta place, pour la première fois. Installée dans le mouvement des choses.
Les heures passent sans que tu te lasses, le corps apaisé par ce qui avance.
Tout devient alors possible.
Tu as déserté. Tu as tiré sur tes racines. Ça saigne. Mais tu ne panses rien. Tu iras jusqu'au bout de ton sang et nageras dedans.
Ton petit garçon s'appelle François et a le ventre doux. Tu y poses tes joues et les promènes dessus, puis tes lèvres, puis ton visage entier. Ce corps-là devient ton pays, cette odeur-là, ton oxygène, tous les petits creux trouvés, nombril, fossette, pli de peau, deviennent tes refuges, tes tranchées.
Elle jouait Chopin, parce que ça ressemble à la mer.
Tu es celle à qui je dois cette eau trouble qui abreuve mes racines,multiples et profondes.
La voix du curé:
- Ma fille, souhaitez-vous vous confesser?
Tu te redresses.
- Oui, mon père.
- Allez-y.
-J'ai pratiqué des actes obscènes, mon père.
- Sur vous-même ou avec un autre?
- Sur vous-même, mon père.
Tu souris. Tu aimes le silence qui suit.
Tu étais une île, et tu sens que tu as peut-être un pays.
Mais Mousse a trois ans et c'est dans tes jupes et tes chansons qu'elle existe. C'est dans l'effluve rassurant de ton cou et l'antre de tes bras refermés sur elle qu'elle trouve son souffle.
Ce matin là, sur une route de terre sans fin, tu lui passes la corde au coeur, tu lacères ce qui la relie au monde.
La première fois que tu m’as vue, j’avais une heure. Toi, un âge qui te donnait du courage.
Cinquante ans, peut-être.
C’était à l’hôpital Sainte-Justine. Ma mère venait de me mettre au monde. Je sais que j’étais déjà gourmande. Que je buvais son lait comme je fais l’amour aujourd’hui. Comme si c’était la dernière fois.
Ma mère venait d’accoucher de moi. Sa fille, son premier enfant.
Je t’imagine qui entres. Le visage rond, comme le nôtre, tes yeux d’Indienne baignés de khôl.
Tu entres sans t’excuser d’être là. Le pas sûr. Même si ça fait vingt-sept ans que tu n’as pas vu ma mère.
Même s’il y a vingt-sept ans, tu t’es sauvée. La laissant là, en équilibre sur ses trois ans, le souvenir de tes jupes accroché au bout de ses doigts.
Tu t’avances d’un pas posé. Ma mère a les joues rouges. Elle est la plus belle du monde.
Comment as-tu pu t’en passer ?