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Critique de Cannetille


Guerre de Sécession, Grande Guerre, main mise de l'Église catholique sur l'Irlande nouvellement indépendante : chaque livre de Sebastian Barry apporte sa pierre à la fresque irlandaise que l'auteur bâtit peu à peu autour de deux familles, les Dunne et les McNulty. Il fait cette fois un pas de côté, n'accordant qu'un rôle secondaire à une Miss McNulty qui fuit son mari pour protéger son fils, et centrant son roman sur Tom, un policier dublinois fraîchement retraité venu lui aussi s'établir dans cette petite ville côtière proche de la capitale, et que le passé, ce « bon vieux temps de Dieu » qui fermait les yeux sur les abus sexuels commis sur des enfants par le clergé irlandais, revient tourmenter.


A 66 ans comme l'auteur, cet homme pour qui les violences, pourtant terribles, rencontrées dans son métier n'ont jamais pu oblitérer celles subies dans son enfance au pensionnat religieux, se retrouve face au vide que, depuis sa retraite, l'activité professionnelle ne remplit plus. Pour ne pas laisser la part sombre de sa mémoire prendre le dessus, calé dans son fauteuil d'osier et la fumée de ses cigarillos face à la capricieuse mer d'Irlande, il s'abîme dans ses seuls meilleurs souvenirs, convoquant volontiers les fantômes de ceux qui firent son bonheur, son épouse June – morte suicidée – et ses deux enfants – décédés à l'âge adulte. Mais le déni le plus résolu ne suffira bientôt plus à le protéger. Ses anciens collègues policiers viennent d'exhumer un dossier remontant aux années 1960 et étouffé depuis trente ans. L'enquête s'intéresse aux abus sexuels perpétrés par deux prêtres dont l'un fut sauvagement assassiné. Et elle vient toquer jusqu'à sa porte.


« S'il s'écoule suffisamment de temps», s'était-il efforcé de se convaincre, « au bout d'un moment, c'est comme si les choses anciennes n'avaient jamais existé. Des choses autrefois fraîches, soudaines et terribles qui finissaient par se dissiper dans ce bon vieux temps de Dieu, comme ces promeneurs qui s'avancent si loin sur Killiney Strand que, lorsqu'on regarde, au bout d'un moment, ils ne forment plus qu'une tache noire avant de disparaître. » Et voilà que soudain, bousculé et terrifié, il est renvoyé à « des ténèbres pleines de crasse et de violence. » « A nouveau, toute cette humiliation. » Extirpé en même temps que Tom des rêves éveillés qui repeignaient la réalité aux couleurs des fantasmes du bonheur, le lecteur se retrouve au coeur du souvenir traumatique, douloureux et confus, affolé de se voir débusqué après avoir si longtemps joué la diversion.


Tom, le garçonnet violenté. June, la fillette abusée. Et tant d'autres dans ces orphelinats catholiques de l'époque, condamnés leur vie durant à porter seuls et en secret le poids de leur humiliation et de leurs souffrances par le déni d'une société corsetée par la toute puissance morale d'un clergé intouchable. Une telle impunité a ici appelé au meurtre. Un acte impensable, et pourtant le seul que le justicier ait trouvé, pour se venger ou pour mettre un terme à la liste sinon toujours croissante des victimes. Car, en ces années 1990 encore, la chape du silence continue à peser, au sein de l'Église catholique mais aussi des familles, les victimes à ce point sans recours que rien n'est par exemple prévu pour les protéger d'un père incestueux. Crime ou suicide : ce sont finalement les seules issues laissées aux malheureux qui ne veulent ou ne peuvent poursuivre leur vie comme si de rien n'était.


Un texte troublant et bouleversant, qui, tout en ambiguïté, tourne avec son personnage autour du non-dit et du déni dans l'effort désespéré de ne pas sombrer d'horreur. Coup de coeur.

Lien : https://leslecturesdecanneti..
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