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Critique de AugustineBarthelemy


Dans un wagon-salon luxueux, plaqué de bois de cerisier, un vieil homme « un beau vieillard » aux cheveux blancs regarde sa femme et son fils dormir. Un beau wagon raccordé à des wagons à bestiaux sales et déglingués. Cet homme, c'est Chaïm Mordechai Rumkowski, le président du ghetto juif de Łódź. Et ce convoi est celui qu'imagine Adolf Rudnicki dans le Marchand de Łódź, qui écrit que l'odieux personnage de Rumkowski est déporté en direction d'Auschwitz dans un wagon à la mesure de sa grandeur. C'est la nuit, le triste convoi s'arrête dans un lieu désolé, au milieu d'anciennes usines et manufactures abandonnées, blocs de béton et vitres brisées. Rumkowski est de retour au ghetto. Il va enfin être jugé par ses pairs.

Un procès hors normes car d'outre-tombe, auquel sera convié notre auteur autofictionnel, scénariste et écrivain, surendetté et alcoolique. Il n'a guère le choix et le voilà mandaté par le petit-fils d'Hans Biebow pour assister au procès et en faire le compte-rendu, ce sera sa modeste contribution au « devoir de mémoire ». Les couloirs du temps se sont mélangé dans ce lieu kafkaïen, entre couloirs interminables, fenêtres obstruées et escaliers innombrables. Les spectres sont de sortie pour juger leur bourreau : dans la salle du procès, la jeune femme de Rumkowski, Regina, reconnaît le juge, le procureur et les jurés : un ancien juge du ghetto, deux rabbins, un tsadik, rendu fou par la faim, et même l'ancienne secrétaire de son mari. Aucun doute, jurés bien partisans qui portent en eux la haine pour Chaïm Rumkowski. Mais qui laisseront peut-être leur rancoeur de côté pour reconnaître le « bien » qu'il avait fait aux Juifs en assumant la présidence du ghetto. Dans la salle, les Juifs qui ont vécu quatre années d'enfer au sein de ce ghetto transformé en complexe industriel au service du pouvoir allemand avant d'être déportés vers Auschwitz. L'acte d'accusation tombe, on devra répondre à deux questions : Rumkowski a-t-il créé « dans le ghetto de Łódź un État d'esclaves qui fournissait aux Allemands toutes sortes de biens » et a-t-il permis « d'envoyer ses sujets à la mort » lorsque la Solution finale a été ordonnée en 1942. À la barre se succèdent les témoins, anonymes ou célèbres, qui viendront débattre du cas Rumkowski et brosser un portrait en demi-teinte de celui que l'on a surnommé le « roi des Juifs ».

En demi-teinte car les questions que pose La Fabrique de papier tue-mouches sont dans une zone grise. Chaïm Rumkowski est-il aussi responsable de la solution finale que les officiers nazis, comme le réaffirme Hannah Arendt qui dénonce la responsabilité des Conseils juifs dans la mise en oeuvre de la solution finale, sans eux, dit-elle, il y aurait eu sans doute moins de morts. Mais, nous dit la défense, Rumkowski aurait-il dû suivre l'exemple d'Adam Czerniakow ? Aurait-il dû se soulever contre le régime nazi et entraîner la liquidation du ghetto de Łódź ? Quel intérêt, car tous les Juifs du ghetto de Varsovie ont été éliminés tandis que Rumkowski, en collaborant, a tenté de sauver quelques vies, de leur faire gagner du temps. Mais quel intérêt y a-t-il à « gagner du temps de vie » quand la mort est tout de même au bout du chemin ? Quand les conditions de vie épouvantables au sein du ghetto vous entraîneront tout de même à la mort, aussi sûrement que les convois vers Auschwitz. Vient alors Dawid Sierakowiak (qui a laissé un journal derrière lui, décrivant les conditions de vie au sein du ghetto, disponible aux éditions du Rocher) qui explique que tandis que certains mangeaient de l'herbe pour survivre et échapper un tant soit peu à la faim, d'autres se gavaient, privilégiés par leur position. Car Rumkowski, comme tout homme, s'est laissé griser par le pouvoir. Agissant parfois en tyran, battant ceux qui ne respectaient pas les règles, mettant en place un petit culte de la personnalité, faisant circuler au sein du ghetto une monnaie à son effigie, obligeant les chefs d'usine à le recevoir comme un prince dans des réceptions dispendieuses.

Rumkowski s'imagine en Moïse : en traitant avec les Allemands, il a oeuvré au mieux pour préserver son ghetto. Grâce à lui, ils ont pu avoir des hôpitaux, des pharmacies, des écoles, là où d'autres ghettos juifs, comme celui de Terezin, étaient dans le dénuement le plus total. En collaborant avec les nazis, il s'est fait une place, il est persuadé d'être devenu une personne qui comptait et qui était écoutée par Hans Biebow, le véritable maître du ghetto de Łódź. On le croque aussitôt en Hérode : car ce qu'on lui reproche, c'est le discours « Donnez-moi vos enfants », un sommet dans l'horreur : Rumkowski en appelle à sacrifier tous les enfants de moins dix ans, tous les « inutiles », vieillards, handicapés, de les envoyer à Auschwitz pour épargner ceux qui peuvent encore être utiles au ghetto de Łódź (quinze mille enfants de moins de dix ans seront déportés). Et voilà les témoins qui s'enchaînent et qui décrivent comment les gestapistes ont arraché les enfants aux bras des parents, se sont engouffrés dans les hôpitaux pour jeter les matelas à travers la fenêtre. Sur ces matelas, les corps des malades et des enfants que l'on a cru protéger dans ces lieux d'asile. Comment celui qui a dirigé un orphelinat et qui prétendait mettre le bien-être des enfants au-dessus de tout a-t-il pu faire un tel appel ? En faisant taire sa conscience de la même manière que lorsqu'il les abusait ? En pensant sincèrement que leur mort permettait la survie du plus grand nombre ?

La Fabrique de papier tue-mouches reconstitue brillamment l'atmosphère du ghetto de Łódź. En alternant les points de vue, celui de Regina, de l'accusation, de la défense, de notre auteur qui tombe amoureux de Dora, jeune Pragoise qui le mène à travers les rues désormais désertes du ghetto à la découverte de ses derniers lieux de vie, Andrzej Bart dresse un portrait complexe de ce piège imaginé par les nazis qu'étaient les ghettos juifs. le semblant de société « normale » que l'on reconstitue grâce à une organisation rigoureuse de la vie en ce lieu, avec ses règles, ses lois, ses sanctions. La construction d'usines, d'écoles et d'hôpitaux. Sans doute un peu d'espoir. Mais aussi la faim, les abus de pouvoir, la peur. Et les convois pour Auschwitz.

Et au centre, Rumkowski. Qui était-il vraiment ? Un protecteur qui adopta la stratégie du moindre mal ? Un monstre bouffi d'orgueil qui s'est laissé aveugler par le peu de pouvoir que les nazis ont consenti à lui donner ? Rouage actif et conscient de la solution finale ou triste pantin entre les mains d'Hans Biebow ? Rumkowski était-il un homme fondamentalement honnête qui a tenté de sauver ce qui pouvait l'être, à l'image de Benjamin Murmelstein qui lui fut jugé pour collaboration avant d'être acquitté et qui a toujours pensé avoir agi pour éviter la liquidation du ghetto de Terezin en espérant gagner du temps et voir le régime nazi défait. Ou est-il l'incarnation de ce qu'Hannah Arendt a conceptualisé sous le nom de « banalité du mal », un petit homme ordinaire qui s'applique à commettre chaque jour des crimes qu'il ne perçoit même plus comme tel ? Au lecteur de se forger sa propre opinion. Et à la fiction d'interroger l'Histoire.

En conclusion, je ne peux que vous inciter à vous procurer ce roman riche, intelligent et passionnant. Attention toutefois, sa construction fantasmagorique n'est pas toujours facile à suivre.
Lien : https://enquetelitteraire.wo..
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