AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Fabinou7


Alamut. forteresse réputée inexpugnable. sorte d'antithèse de la démocratie. Où vivent ceux qui se sacrifient.

Alamut. Roman d'aventure initiatique. Récit historique. Conte philosophique. Manifeste politique.

Vladimir Bartol n'a pas voulu, dans ce roman, paru en 1938, verser dans la caricature. Si les parallèles avec le monde politique dont est témoin l'écrivain slovène à la fin des années trente sont nombreux, il n'en demeure pas moins que c'est en Iran que Bartol plante le décor (décor qui sera d'ailleurs repris par les concepteurs des jeux vidéo Assassin's Creed et Prince of Persia !).

L'ismaélisme, secte iranienne dissidente de Hassan Ibn Sabbâh, installée au nord de Téhéran à l'aube du XIIème siècle, n'est pas qu'un faire-valoir, l'auteur s'attache à faire revivre cette culture perso-musulmane avec son savoir encyclopédique, le raffinement de sa poésie, l'ébullition de sa théologie, la sensualité enivrante de ses harems et son contexte géopolitique complexe sur fond de rivalité entre perses chiites, turcs, calife du Caire et arabes sunnites réunis autour du sultanat de Badgad et son grand vizir Nizam al-Mulk.

Les guerriers d'Alamut ont semé le trouble pendant près de 150 ans en Iran puis en Syrie, ont croisé le fer avec les sunnites mais aussi avec les croisés, Marco Polo lui-même rapporte l'existence de soldats fanatiques, de jardins paradisiaques, de loi du Talion sans pitié. Machiavélique avant la lettre, Seiduna n'hésitait pas, selon la légende, à user de stupéfiants si la ferveur religieuse ne suffisait pas.
D'ailleurs c'est aux fidèles disciples de l'ismaélisme que nous devons le mot « assassin » qui vient de « Hashīshiyyīn » en arabe. Péjorativement désignés par les chroniqueurs ennemis de l'époque comme des fumeurs de haschichs, les assassins sont entrés dans la légende et nous leur devons l'étymologie du terme.

« Rien n'est vrai, tout est permis. » le personnage de Seïduna me rappelle fortement le propos de l'écrivain anglais Jonathan Swift à qui l'on attribue le court ouvrage « l'art du mensonge politique » et qui met en garde, tel un Machiavel à son Prince, le politicien de ne surtout pas croire à son propre mensonge. C'est à coup sûr, pour Seïduna, le moyen de le mettre en oeuvre le plus librement, le plus ambitieusement. Pas de foi sans mauvaise foi.

« En fait, la force de notre organisation repose sur l'aveuglement de ses partisans ». Ceux qui dirigent, qui font les lois juridiques et morales d'une société ne peuvent s'y conformer eux-mêmes, c'est vieux comme le monde. Les prêtres prêchent la chasteté, les conservateurs la fidélité, les socialistes le partage, les économistes l'austérité, les juristes la légalité, les généraux le sacrifice, force est de constater à travers l'histoire que des Borgia à Louis XIV, de Mao à Pétain la vie privée des grands donneurs de leçons du monde était un peu désaxée voire diamétralement opposée à la coercition imposée aux populations par l'usage associé de la force et de la propagande.

Pour Seïduna, qui ne croit pas à l'hérédité (il prend l'exemple du catholicisme, l'élection du Pape est bien plus pérenne pour lui que les diverses dynasties monarchiques héréditaires), il convient, afin de pouvoir mettre ses plans à exécution d'avoir toujours une longueur d'avance, « il suffit de savoir quelque chose de plus que ceux qui doivent croire » pour instrumentaliser leur foi.

De même que le fascisme du XXème siècle, ou les macabres tueurs soi-disant au nom d'Allah du XXIe siècle, la théocratie des disciples d'Ali fait la propagande de la puissance de la volonté. Cette volonté de se dépasser, d'organiser l'avènement d'un homme nouveau, implémenté de qualités viriles et supérieures tout en étant irrévocablement soumis à son chef.

Néanmoins, comme le dit le jeune fédayin Ibn Tahir : « la volonté existe, mais l'intelligence résiste ». Toute l'oeuvre est tendue entre ces deux pôles que sont l'aveuglement, « l'orgueil d'obéir » comme disait Cioran, et l'intelligence critique. Extrémités entre lesquelles nous vacillons encore aujourd'hui, au péril de nos libertés individuelles.

« le savoir est effrayant ». Pourtant, une transcendance est possible. Redoutée aussi, car l'ignorance est rassurante, on préfère souvent un mensonge qui conforte, qui donne du sens, qu'une vérité qui ébranle, et nous laisse pris de vertige sur les cimes de l'angoisse. Seuls quelques privilégiés peuvent dépasser le monde des illusions, et par-delà le bien et le mal devenir « aaraf ».

C'est toute l'ambivalence de la personnalité du « vieux fou de la montagne ». Elle n'est pas celle d'un tueur sadique et paranoïaque.
Ainsi, charismatique et éclairé, ami du poète Omar Khayyâm, il a « compris que le peuple est nonchalant et paresseux et qu'il ne mérite pas que l'on se sacrifie pour lui » et loin de vouloir la vérité, le peuple veut « des fables » pour nourrir son imagination. Quant à la justice, « il s'en moque, si tu satisfais à ses intérêts particuliers ». Partant, autant utiliser la faiblesse et l'aveuglement du peuple pour le guider, malgré lui, vers la meilleur gouvernance et organisation sociale possible selon son chef.

« La fin justifie les moyens. Mais qu'est ce qui justifie la fin ? » Albert Camus. Ainsi donc tous les plans, et tous les stratagèmes de Seiduna sont sous-tendus par un motif final impérieux ? Pas du tout : « mais si vous me demandiez quel sens a toute cette action et pourquoi elle est nécessaire, je ne saurais vous répondre. Nous croissons en effet parce que les forces pour le faire sont en nous. Comme la graine qui germe dans le sol et sort de terre, qui fleurit et donne des fruits. Soudain nous sommes ici et soudain nous n'y sommes plus. »

Plus on en sait et plus on est seul. C'est ce que je retiens d'Alamut. le savoir fait peur, c'est un vertige, et plus la connaissance du monde s'accroit, plus le sachant prend ses distances d'avec les autres hommes, et se retrouve isolé, dans la forteresse de la clairvoyance, à envier l'illusion des autres, leur foi inébranlable, leurs paradis artificiels (au sens propre…).

Savoir c'est pouvoir. Dans la polysémie du terme : pouvoir agir et détenir le pouvoir.

Ces réflexions ne doivent pas pour autant donner l'image d'une oeuvre statique ou réflexive. Surtout pas ! le récit est très fluide et se lit comme un roman d'aventure, avec ses faits d'armes, ses stratégies, ses intrigues, sa progression narrative et son suspense. l'immersion dans la forteresse d'Alamut est totale.

Une fois le livre refermé, comme sous l'effet des boulettes de Seiduna, les images se troublent, le souvenir d'Alamut se dissipe comme si la légende l'avait déjà repris dans ses bras de brume.

Qu'en pensez-vous ?
Commenter  J’apprécie          13620



Ont apprécié cette critique (121)voir plus




{* *}